Belgique

Pierre Charbonnier : la bataille pour le climat est sociale.

Pascal Claude indique que « la crise climatique réorganise la société de l’intérieur » et qu’elle n’est pas perçue de la même manière par tous. Pierre Charbonnier affirme que « les citoyens sont en droit d’exiger d’être gouvernés de manière responsable », particulièrement en matière de transition énergétique.


**Pascal Claude :** « Contrairement aux autres grandes transformations connues par les sociétés humaines, celle qui se joue sous nos yeux se fait sous la pression du chronomètre. » Dans votre ouvrage « La coalition climat. Travail, planète et politique au 21ème siècle » (Seuil), vous évoquez cette pression. Quel en est l’impact ?

**Pierre Charbonnier :** Le terme « urgence » est omniprésent dans les discussions sur la crise climatique, mais il est très ambigu. Cela a entraîné la perception de la crise comme un événement scientifique détenant une révélation venant d’en haut, nous poussant à agir. Cependant, la vérité est que cette crise modifie la société de l’intérieur. Nos relations à l’énergie, aux infrastructures et à la mobilité varient. Pour certains, la transition représente une menace pour leur mode de vie, leur emploi et leur statut social, tandis que pour d’autres, elle constitue une opportunité. La question climatique est en réalité un conflit social. Le véritable enjeu climatique se trouve au centre de la société, dans nos modes de production, de consommation et de travail.

Dans votre essai, vous distinguez les politiques climatiques des politiques environnementales. Vous citez un exemple frappant avec une déclaration de Donald Trump affirmant ne pas vouloir d’éoliennes aux États-Unis pour « protéger les oiseaux ». Que cette déclaration vous inspire-t-elle ?

Cette déclaration est clairement opportuniste. Donald Trump n’est pas véritablement préoccupé par le bien-être des oiseaux. En revanche, il s’oppose fermement au développement des énergies renouvelables en raison de ses liens financiers et idéologiques avec les industries fossiles. Il utilise un argument environnemental pour servir ses intérêts. Les politiques environnementales se concentrent sur des problématiques telles que la pollution locale et la gestion des déchets, tandis que les politiques climatiques abordent des questions d’énergie, de production, d’emploi et de redistribution. Ainsi, elles touchent aux fondements de nos sociétés et suscitent par conséquent une résistance plus forte.

Bruno Latour, l’un de vos mentors, parlait de l’émergence d’une classe écologique. Cette classe est-elle liée à votre coalition climat ?

Je parle plutôt de coalition, car il n’existe pas de bloc homogène. Nous observons une fragmentation de la classe moyenne. Certaines personnes perçoivent la transition comme une punition, car elles dépendent des énergies fossiles pour se déplacer ou travailler. D’autres, issues d milieux plus urbains, bénéficient de politiques favorables à l’environnement, ce qui leur confère un certain statut. Il est essentiel de trouver des solutions concrètes pour ceux qui se sentent exclus de cette transition, sans quoi les politiques climatiques resteront impopulaires. La classe moyenne supérieure doit également éviter de considérer les modes de vie sobres comme des marqueurs de distinction. Adopter le vélo, réduire sa consommation de viande ou isoler son logement devrait être perçu comme un bien commun, et non comme un symbole social. Sans redistribution, nous ne pourrons pas avancer.

Aujourd’hui, lorsque l’Europe souhaite réduire sa dépendance au gaz russe, cela est perçu comme une déclaration de guerre économique par d’autres pays.

En effet, notre dépendance aux énergies fossiles découle du fait qu’elles ont servi de fondement à nos démocraties depuis l’après-guerre. Elles ont garanti croissance, mobilité et consommation de masse, ce que j’appelle « la paix carbone ». Cette paix, fondée sur une abondance énergétique, a contribué à la stabilité politique, mais était illusoire et reposait sur un modèle destructeur et instable. En tentant de se passer du gaz russe, l’Europe bouscule un équilibre géopolitique vieux de soixante ans. Contrairement aux révolutions industrielles passées, celle-ci ne vise pas à produire davantage, mais à produire autrement, souvent en moins de quantité. Elle remet en question la prospérité.

Il existe aujourd’hui un mouvement intellectuel qui se concentre uniquement sur l’impact environnemental des nouvelles filières de l’industrie verte. Pour vous, est-ce un biais ?

Oui, il est essentiel de tenir compte de ces critiques mais dans un cadre plus large. Les démocraties modernes reposent sur un socle matériel : après-guerre, cela était basé sur la voiture, le pétrole et les grands ensembles, créant ainsi ce que j’appelle la « coalition fossile ». Nous devons aujourd’hui construire un nouveau socle basé sur les énergies renouvelables, la sobriété, le recyclage et les transports collectifs. Les technologies vertes ne doivent pas être vues seulement comme des solutions techniques, mais peuvent devenir le fondement matériel d’une société plus juste.

Il convient de noter que tout ce que nous extrayons de la Terre a un coût. Passer à une économie décarbonée ne signifie pas qu’il n’y ait plus de pressions : elles se déplacent simplement, du charbon vers le lithium, par exemple. Cependant, l’impact environnemental des technologies vertes est largement inférieur à celui des énergies fossiles. Le véritable problème réside dans notre manière de produire et de consommer. Chaque domaine a un impact écologique : que ce soit le pétrole, le caoutchouc ou même les bananes. L’enjeu est de réduire cet impact à tous les niveaux.

L’énergie nucléaire est-elle un allié dans la lutte contre le changement climatique ?

Le nucléaire est une source d’énergie à faible émission de carbone, donc d’une certaine manière, c’est un allié. Néanmoins, il présente des inconvénients : il est coûteux, met du temps à être déployé et nécessite des conditions politiques stables. Je ne suis pas opposé au nucléaire en principe, mais je pense qu’il n’est pas forcément le bon choix. Les énergies renouvelables sont actuellement plus rapides à développer, moins coûteuses et plus flexibles. Dans des pays comme la France, le nucléaire peut jouer un rôle complémentaire, mais ailleurs, les renouvelables sont une option plus crédible.

Il existe actuellement quelque chose de colossal qui se déroule sous nos yeux, dont nous devenons de plus en plus dépendants.

Concernant la Chine, la considérez-vous comme un super-pouvoir climatique ?

Oui, il se passe quelque chose de fascinant. Ce pays, autrefois lointain, est en train de fournir presque tous les brevets technologiques nécessaires à la transition énergétique. Il a structuré une grande partie des chaînes de production et de valeur pour des éléments comme les panneaux photovoltaïques et les batteries. Parallèlement, la Chine sort de la pauvreté des centaines de millions de personnes sans pour autant basculer vers la démocratie. L’idée selon laquelle la prospérité devrait engendrer la démocratie ne s’applique pas à la Chine. Plus l’État est autoritaire, plus il contrôle les relations politiques et sociales, et paradoxalement, plus il semble réussir son développement humain, y compris dans ses aspects écologiques et climatiques. C’est un sujet peu abordé en Europe. Il se passe quelque chose de monumental à nos portes, dont nous devenons de plus en plus dépendants.

Vous mentionnez également que la Chine est le premier producteur et consommateur de charbon, ainsi que le principal émetteur de gaz à effet de serre…

C’est exact, et de loin. Les émissions annuelles de gaz à effet de serre de la Chine dépassent celles cumulées des États-Unis, de l’Europe, de la Russie et de l’Inde. Ce pays a choisi de se concentrer sur de nouvelles filières industrielles pour des raisons essentiellement stratégiques, et secondairement climatiques. Dans les documents officiels du Parti communiste chinois, le climat n’est pratiquement jamais mentionné. Ils affirment que leurs investissements dans ces filières sont motivés par des avantages en matière de confort, de propreté, de sécurité et de réduction de la dépendance aux importations. Cela constitue probablement le sens de l’histoire : la modernité réside dans l’électrification et la décarbonation.

Début octobre, entre 20 000 et 30 000 personnes ont défilé à Bruxelles pour le climat. Quelles sont les attentes légitimes des citoyens vis-à-vis de leurs responsables politiques en matière de climat ?

Je crois que les citoyens ont le droit d’exiger une gouvernance responsable. Continuer à subventionner les énergies fossiles et résister à l’investissement massif dans la transition et l’éducation constitue une faute politique. Notre devoir en tant que citoyens est de rappeler à l’État ses responsabilités.

► Retrouvez l’intégralité de l’entretien de Pierre Charbonnier en podcast ci-dessus ou via le player ci-dessous !