Où sont passés les hommes d’État en Belgique?
Ce n’était pas mieux avant. Enfin, un peu quand même. Un retour en arrière dans l’histoire politique du pays permet d’identifier les qualités requises pour revendiquer le statut d’homme ou de femme d’État. Mais le talent ne suffit pas, encore faut-il avoir l’opportunité de le révéler aux yeux de la population. Sophie Wilmès, Elio Di Rupo ou encore Guy Verhofstadt en savent quelque chose. Bart De Wever saisira-t-il bientôt ce « momentum »?
- Publié le 24-11-2024 à 08h05
Objectif « Arizona ». Depuis le début de la semaine, les négociateurs du prochain gouvernement fédéral semblent déterminés à avancer ensemble. Conforté dans sa mission de formateur, Bart De Wever – qui a déjà présenté sa démission au Roi à deux reprises – veut aller vite. Conner Rousseau, le président des socialistes flamands, s’est quant à lui résolu à revenir s’asseoir à la table des négociations aux côtés des quatre autres partis après un « claquage de porte » retentissant… On en est là.
Et cette question, en toile de fond, que les Belges sont en droit de se poser à l’analyse des 167 jours qui se sont écoulés depuis les élections du 9 juin : où sont passés les hommes d’État dans notre pays ? De Wever, Bouchez, Mahdi, Rousseau, Prévot, pour ne citer que ceux-là, ont-ils l’étoffe d’un homme d’État ? Que renferme exactement cette notion ? Et peut-on seulement l’appliquer au personnel politique actuel ?
Vincent de Coorebyter (ULB), philosophe, politologue et président du Conseil d’administration du Crisp, définit la notion même d’homme/de femme d’État comme « une personne capable de donner la priorité à l’État, au pays, à sa communauté ou à sa région dans son ensemble, à l’intérêt général au détriment éventuel d’intérêts personnels ou partisans ». Cette capacité-là, ajoute-t-il, qui est tout autre que l’habilité tactique dont peut faire preuve un responsable politique, est une condition nécessaire pour pouvoir parler d’homme ou de femme d’État. « C’est être capable de transcender ce que l’on est, et même sa propre militance – ce qui n’a rien d’indigne – pour aller rechercher l’intérêt du plus grand nombre« , propose pour sa part le constitutionnaliste de l’ULB Marc Uyttendaele.
Classiquement, des indices tels que le sérieux, la fiabilité, le respect de la parole donnée, le sens du service et de l’urgence ou encore la rigueur qui permet de débloquer bien des situations permettront de savoir si l’on est ou non en présence d’un homme ou d’une femme d’État. En Belgique, maîtriser l’art de la discrétion est également une qualité supplémentaire non négligeable. Les fins observateurs de la vie politique belge relèvent en effet, non sans une pointe d’ironie, que si les fuites dans la presse s’interrompent au cours d’une négociation, c’est que les chances de réussite de voir un gouvernement se former s’intensifient.
« On ne naît pas homme d’État »
Mais outre ces caractéristiques, encore faut-il laisser l’opportunité à un Jean-Luc Dehaene ou à un Willy Claes en puissance de se révéler. Tous, dans l’histoire du pays, n’ont probablement pas rencontré durant leur carrière ce « momentum » qui permet de déployer tout leur potentiel. « On ne naît pas homme d’État. Le hasard, la chance joue plus que la qualité, il faut bien le dire », confie Herman De Croo, ministre d’État, ancien président de la Chambre des représentants et père de l’actuel Premier ministre (démissionnaire). « À un moment donné, l’histoire a présenté un plat, à lui ou à elle, et il ou elle a réagi d’une certaine manière. Prenez l’exemple de Charles de Gaulle en 1940« , illustre celui qui souscrit totalement à la définition proposée par Vincent de Coorebyter et Marc Uyttendaele, mais qui ajoute ceci : « L’homme d’État, c’est aussi celui pour qui mentir est une indignité, et non un signe d’intelligence ».
Sur cette opportunité de se révéler ou sur ce qu’il préfère appeler « le jeu des circonstances », Vincent de Coorebyter relève pour sa part que l’on sera plus aisément considéré comme un homme ou une femme d’État que l’on a traversé des moments de crise ou que l’on a participé à des compromis historiques. « L’équation difficile à résoudre à ce propos, souligne-t-il, est de savoir si ce sont les hommes d’État qui font les grands moments de l’histoire politique ou si ce sont les grands moments d’histoire politique qui font les hommes d’État« . C’est sans doute les deux, conclut-il.
À titre d’exemple, la manière dont Elio Di Rupo est parvenu, en 2010-2011, à créer un espace de discussion et à résoudre une crise politique majeure longue de 541 jours l’a probablement hissé à ce moment-là au rang d’homme d’État. Plus récemment, en 2019-2020, le climat presque apocalyptique vécu lors de la pandémie de coronavirus a indéniablement porté aux nues la Première ministre alors en place, Sophie Wilmès. Encore aujourd’hui, d’ailleurs, l’intéressée bénéficie d’un état de grâce que son accession à la vice-présidence du Parlement européen n’a fait que confirmer.
Achever sa carrière à l’international, après avoir occupé des postes en vue sur la scène politique belgo-belge, contribue également à rendre l’image de la femme ou de l’homme d’État d’autant plus nette, observe M. de Coorebyter : « Guy Verhofstadt a acquis une stature supérieure comme député européen que ce qu’il avait pu dessiner en tant que Premier ministre belge. Lui qui était surnommé « Baby Thatcher » dans les années nonante, libéral très obsessionnel et unilatéral, a pris une forme de distance et de hauteur de vue. Il a réussi une fin de carrière en dehors de la Belgique. D’autres, au contraire, ont manqué cette dernière marche qui permet d’achever de se forger une image d’homme ou de femme d’État ».
Grands discours, petites phrases
Dans l’ombre, et sans même qu’ils ne soient identifiés comme tels par l’opinion publique, des hommes ou femmes d’État peuvent aussi se révéler dans le secret des délibérations d’un organe exécutif, comme le Conseil des ministres, fait remarquer le constitutionnaliste Marc Uyttendaele. « Ce sont des responsables politiques capables d’aller rechercher cet intérêt général plutôt que des intérêts partisans ou personnels, des personnes qui peuvent se regarder dans le miroir et sont identifiées comme telles par leurs pairs, dans le respect qu’elles peuvent susciter. Et cela, ajoute-t-il, ce n’est pas le fait de circonstances, c’est une culture ».
Parfois, aussi, l’homme et ou la femme d’État en devenir peut se révéler lors d’un discours, dans une déclaration qui laisse présager d’une capacité de compréhension, de tracer l’avenir. En 1993, alors que se négocie la quatrième réforme de l’État et que notre pays entre officiellement dans le fédéralisme, se souvient Vincent de Coorebyter, Jean-Luc Dehaene déclare ceci : « Le fédéralisme est un processus évolutif par définition ». Déjà à l’époque, l’homme savait que la Belgique n’en était pas à sa dernière réforme institutionnelle, ce qui avait alors profondément choqué les francophones du pays.
« Qui sait comment Jean-Luc Dehaene se serait comporté sur X ? »
Cette crédibilité à travers un style de communication est à distinguer de l’habilité communicante et d’ordre tactique qu’un grand nombre de politiques utilisent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. « Le meilleur antidote de l’homme ou de la femme d’État, ce sont les réseaux sociaux », déplore Marc Uyttendaele. « L’ivresse de ceux-ci, le plaisir des bons mots et les polémiques bas de gamme qu’ils engendrent abîment un nombre considérable de responsables politiques et les privent à jamais de pouvoir se revendiquer de la qualité d’homme ou de femme d’État ».
Dès lors, la question réside probablement dans le fait de savoir si l’homme ou la femme d’État n’est pas celui ou celle qui parvient à résister à la tentation de répliquer sur les médias sociaux. « Qui sait comment Jean-Luc Dehaene se serait comporté sur X s’il avait fait de la politique en 2024 ? », ironise le constitutionnaliste. Ce qui est clair, c’est que certains politiques – et je songe notamment à la génération du début des années 2000 – ne se reconnaissent pas dans ce qu’est devenu le débat politique. Ce n’est pas leur alphabet ».
Une ultime marche à franchir pour De Wever
Enfin, pour pouvoir revendiquer le statut d’homme ou de femme d’État, une dernière condition s’impose, soulignent nos interlocuteurs : les autres partenaires politiques, ô combien nombreux en Belgique, doivent impérativement jouer le jeu. Pour le dire autrement, assure M. de Coorebyter, « On n’est pas homme d’État tout seul. Le collectif a son importance ». Et à ce propos, il émet une hypothèse : « J’observe que ce souci partagé de la recherche franche et honnête de solutions n’est plus avéré depuis les élections du 26 mai 2019. Bien plus inquiétant que les 541 jours de crise de 2010-2011 durant lesquels on a négocié une réforme de l’État, le scrutin de 2019 a en effet débouché sur près de 500 jours d’hésitations, de tentatives, de calculs et de conditionnalités pour mettre en place le gouvernement De Croo. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que l’histoire se répète : On a voté le 9 juin, nous sommes fin novembre et on espère, cette fois-ci, que les négociations démarrent vraiment. C’est moins une question de manque de l’une ou l’autre individualité forte que de dynamique collective ».
On l’aura donc compris, pour qu’il réussisse à former un gouvernement fédéral dans les prochaines semaines, Bart De Wever devra compter sur le sens de l’intérêt général et du collectif de ses futurs partenaires de majorité. Jusqu’ici, on le cherche toujours… Quant au formateur lui-même, d’aucuns lui accordent déjà les premiers indices d’une étoffe d’homme d’État : une certaine sobriété dans l’expression publique, une volonté de discrétion dans l’action et le respect des positions politiques des autres.
Reste à voir si Bart De Wever, qui a milité pendant un quart de siècle pour l’indépendance de la Flandre, parviendra à se dégager de ses propres convictions, sans les trahir, pour nouer un compromis. C’est là, précisément, que l’on jugera, que l’on distinguera l’homme d’État du politicien.