« Ne pas respecter les 10 000 décisions de justice dans les dossiers de demandes d’asile est une position extrémiste du gouvernement fédéral »
La Ligue des droits humains (LDH) publie, ce 16 janvier, son rapport annuel sur l’état des droits humains en Belgique. Sibylle Gioe, présidente de la LDH, et Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la LDH, reviennent sur deux éléments du rapport : la présence et la banalisation des discours des extrêmes, et les menaces à l’égard de la liberté de la presse.
- Publié le 16-01-2025 à 07h00
- Mis à jour le 16-01-2025 à 07h01
Dans le rapport 2024 de la Ligue, vous écrivez que les droits et libertés n’avaient plus été mis sous une telle tension par l’extrême droite depuis 80 ans, c’est-à-dire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est une affirmation très forte. Sur quoi la fondez-vous ?
Sibylle Gioe : Le monde est à une étape charnière. Une série de démocraties libérales muent, petit à petit, en des régimes illibéraux où l’État de droit et les droits humains sont profondément remis en cause. La Belgique n’échappe pas à cette évolution. En Flandre, aux élections de juin, le Vlaams Belang n’avait jamais réalisé un score aussi élevé. La N-VA siège au parlement européen dans le même groupe que Fratelli d’Italia, le parti de Giorgia Meloni. Du côté belge francophone, l’extrême droite y est anecdotique sur le plan électoral, mais un certain discours extrémiste et illibéral percole. Après la Seconde Guerre mondiale, on a réaffirmé que le vote ne suffisait pas pour asseoir une démocratie : il n’y a pas de démocratie possible sans État de droit, sans contre-pouvoirs et sans un ensemble de droits humains qui chapeautent les lois.
Cette hiérarchie dont les droits humains constituent le sommet vous semble ébranlée aujourd’hui ?
Tout à fait. La loi sur le financement des partis politiques prévoit des sanctions contre les formations qui expriment une hostilité manifeste à l’égard de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Or, en matière migratoire, souhaiter des pushback comme l’a fait Theo Francken (le mandataire N-VA avait appelé à refouler les bateaux chargés de migrants vers la Tunisie, NdlR) porte atteinte à la CEDH. Cela doit nous interpeller.
Les pushback avaient préalablement été défendus en 2016 par John Crombez, qui était alors le président des socialistes flamands. La relativisation des droits humains dépasse-t-elle le clivage gauche-droite ?
Il faut aller au-delà de la notion de gauche et de droite et qualifier d’extrémistes les discours qui amoindrissent les droits humains, les politiques publiques qui les remettent en cause, l’affaiblissement des libertés syndicales, de l’indépendance de la justice, etc. Par exemple, ne pas respecter les 10 000 décisions de justice dans les dossiers de demandes d’asile en Belgique est une position extrémiste du gouvernement fédéral, qui associe actuellement la gauche et la droite au pouvoir. Attention, la notion d’extrême droite reste pertinente dans certains cas. Par exemple, le plan en septante points du Vlaams Blok (l’ancien nom du Vlaams Belang) à l’époque était clairement d’extrême droite. Ces mesures se sont diffusées ensuite dans la sphère politique. Là, on peut parler clairement d’idées d’extrême droite.
guillement « Quand le Vlaams Blok a percé électoralement (en 1991), la réaction politique a été unanime. Or, on voit que certains retweetent désormais des personnalités d’extrême droite ou banalisent leurs propos. Georges-Louis Bouchez (président du MR) a par exemple banalisé la position de Viktor Orban (Premier ministre hongrois) visant à mettre en cause l’interdiction des pushback. C’est du grignotage de la Charte de la démocratie. »
Les idées d’extrême droite et les discours extrémistes sont-ils vraiment plus puissants qu’avant ? Certains propos acceptables il y a quelques décennies ne le sont plus aujourd’hui.
Le contexte politique a changé. Quand le Vlaams Blok a percé électoralement (en 1991), la réaction politique a été unanime. Or, on voit que certains retweetent désormais des personnalités d’extrême droite ou banalisent leurs propos. Georges-Louis Bouchez (président du MR) a par exemple banalisé la position de Viktor Orban (Premier ministre hongrois) visant à mettre en cause l’interdiction des pushback. C’est du grignotage de la Charte de la démocratie (texte signé par les partis traditionnels belges francophones en 2002 et actualisé depuis, qui organise entre autres le « cordon sanitaire » à l’égard de l’extrême droite, NdlR).
Trois ex-membres du parti d’extrême droite wallonne Chez Nous sont passés au MR, a-t-on appris cette semaine. Comment interprétez-vous cela ? Une bonne ou une mauvaise chose ?
Dans le contexte actuel, on peut comprendre cette stratégie d’inclusion comme le signe de la porosité des idées d’extrême droite dans certaines formations qui, a priori, ne le sont pas. À l’origine, le parti libéral avait été intimement lié à l’activité de la Ligue des droits humains. Cette formation politique a été longtemps attachée à la défense des libertés publiques. Il y a quelques années, il aurait été difficile d’imaginer que de telles personnes soient acceptées dans les rangs du MR. C’est difficile de voir les mutations de ce genre de parti ; comme il est difficile de constater que dans quatre communes flamandes, le Vlaams Belang est au pouvoir et comme il est difficile de voir que l’un des Commissaires européens est issu d’un parti d’extrême droite. Nos sociétés sont face à un choix : démocratie libérale et droits humains ou plongée dans les régimes illibéraux et les discours de haine. Ce n’est pas qu’un choix institutionnel mais aussi un choix de la société civile, de la presse, du monde judiciaire, des citoyens.