L’Ukraine ne sort toujours pas de la corruption des oligarques
Fin novembre 2025, l’Ukraine est confrontée à un nouveau défi avec l’éclatement d’un scandale de corruption impliquant un système de pots-de-vin de 100 millions de dollars au sein d’Energoatom. Selon le rapport de la Commission européenne de novembre 2025, les condamnations définitives pour enrichissement illicite et fausses déclarations restent encore très rares.
Le moment n’aurait pas pu être plus mal choisi. Fin novembre 2025, alors que les négociations avec les États-Unis pour mettre fin à quatre années de conflit avec la Russie stagnent, l’Ukraine se retrouve confrontée à un nouveau défi : l’éclatement de l’un des plus gros scandales de corruption du pays ces dernières années.
Après quinze mois d’enquête, les détectives du Bureau national anticorruption (NABU) révèlent un système de pots-de-vin de 100 millions de dollars au sein de l’opérateur nucléaire d’État, Energoatom. Timour Minditch, un ancien partenaire commercial de Volodymyr Zelensky, est désigné comme l’organisateur présumé de ce stratagème frauduleux.
Au total, huit suspects sont arrêtés, et plusieurs perquisitions sont effectuées chez des proches du président, y compris chez Andriy Yermak, son chef de cabinet, qui démissionne ensuite le 28 novembre.
Cette affaire, connue sous le nom d’opération Midas, remonterait à une période antérieure à la présidence de Zelensky, selon des sources proches de l’enquête.
L’histoire de la corruption en Ukraine est longue et complexe. La lutte contre ce fléau a été l’une des priorités du président fraîchement élu en 2019.
Considérée parfois comme le « pays le plus corrompu du monde » par le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, l’Ukraine continue-t-elle de souffrir d’un fort clientélisme en vue de l’enrichissement personnel? Ou est-elle véritablement engagée dans une bataille contre une corruption profondément enracinée, malgré les apparences ? Décryptage.
Dans les années 1990, l’Ukraine connaît une période « extrêmement sombre et instable », selon la politologue franco-ukrainienne Anastasia Fomitchova. À cette époque, des clans mafieux tentent de prendre le contrôle de secteurs clés de l’économie, tels que l’énergie, l’ingénierie et l’agriculture, profitant des vagues de privatisation des industries d’État. Ce processus de privatisation, souvent violent, est marqué par des règlements de comptes, des assassinats pour s’emparer d’usines ou éliminer des concurrents.
« Il y avait 5 à 6 tués par semaine à Donetsk dans les années 1990 », se rappelle un entrepreneur originaire de la région. Pour sécuriser leur capital économique, les oligarques cherchent à s’intégrer dans la sphère politique nationale. Ces clans locaux donnent naissance aux oligarques qui, pour assurer leur pouvoir, veulent des représentants politiques dans les partis, même chez leurs adversaires.
Face à eux, les institutions étatiques manquent de pouvoir et sont utilisées par ces oligarques pour protéger leur capital. Cette absence d’État de droit et la faible protection des droits de propriété mènent à un système oligarchique corrompu, selon un rapport de 2019 du Groupe consultatif stratégique pour le soutien aux réformes ukrainiennes (SAGSUR). En conséquence, l’Ukraine attire beaucoup moins d’investissements directs étrangers que d’autres pays, une situation aggravée par la résistance des oligarques, notamment dans les industries extractives, où la corruption freine l’octroi de licences.
Parallèlement à cette « grande » corruption, une « petite » corruption s’installe dans la vie quotidienne des citoyens. Dans la police, les banques, l’administration publique, les écoles et les hôpitaux, les pots-de-vin et malversations sont fréquents. « Il était courant d’offrir un cadeau à un médecin pour bénéficier d’un meilleur traitement ou de donner de l’argent à un enseignant pour obtenir une bonne note », souligne Elena Denisova-Schmidt, professeure à l’université de Saint-Gall, spécialiste de la corruption en Ukraine.
En 2008, Viktor Ianoukovytch, proche de Moscou, devient président et crée un système mafieux jugé par le procureur général d’Ukraine responsable d’un coût de 100 milliards de dollars pour le pays. Sa décision de suspendre l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, tout en signant un pacte économique avec la Russie, déclenche des manifestations massives sur la place Maïdan entre novembre 2013 et février 2014.
Ce mouvement, appelé Révolution de la Dignité, vise non seulement à libérer l’Ukraine de l’influence russe, mais aussi à briser l’emprise des oligarques, selon une analyse du New York Times.
Renversé, Ianoukovytch est remplacé par Petro Porochenko, qui interdit toute coopération militaire avec la Russie après l’annexion de la Crimée. Le 16 novembre 2014, il signe un accord d’association entre l’Ukraine et l’UE, engendrant des engagements de Kiev pour renforcer ses institutions anticorruption. Cela donne lieu à la création de cinq agences de lutte contre la corruption, parmi lesquelles le NABU, le SAPO, le NAPC, la HACC et l’ARMA.
Cependant, Anahtasia Fomitchova souligne que cette architecture institutionnelle mise en place entre 2014 et 2019 sous Porochenko reste « complètement bloquée ». En 2019, le magazine Novoe Vremia évalue le capital des 50 oligarques ukrainiens les plus riches à 30,6 milliards de dollars, représentant 23 % du PIB.
Une réforme notable durant cette période est la mise en place du système ProZorro, qui a considérablement réduit les abus dans les dépenses publiques et a permis des économies annuelles estimées à 2 milliards de dollars.
Malgré la persistance de la corruption systémique, des mesures ont été prises contre la « petite » corruption, comme la fermeture de 90 banques en collaboration avec la BERD, et la décentralisation des pouvoirs locaux.
Entre 2014 et 2019, d’autres secteurs clés de l’économie ont été réformés, comme le secteur de la santé, où chaque « médecin de famille » est désormais rémunéré par l’État en fonction des services rendus, ce qui offre une nouvelle dynamique dans la relation entre le patient et le médecin.
Sous la présidence de Volodymyr Zelensky, élu en 2019, les agences anticorruption commencent à connaître le succès. En 2021, il passe une loi sur la désoligarchisation pour limiter l’accès des oligarques aux ressources d’État. Quatre ans plus tard, les résultats sont tangibles : la Haute Cour anticorruption d’Ukraine (HACC) prononce entre 30 et 80 verdicts annuels, alors qu’avant, il n’y avait que 8 à 9 condamnations par an.
Cependant, le pouvoir des oligarques a diminué, alors que la partie non marchande de l’économie croît plus rapidement que les secteurs liés au « copinage », souligne le SAGSUR.
Le 21 juillet 2025, le Bureau du Procureur général, le Service de sécurité d’État et le Bureau d’enquête d’État mènent des perquisitions chez quinze membres du NABU impliqués dans l’opération Midas, certains étant arrêtés. Le lendemain, le parlement adopte une loi polémique plaçant le NABU et le SAPO sous le contrôle politique du procureur général, déclenchant des manifestations massives contre cette décision.
Sous pression populaire, Zelensky rencontre les dirigeants de ces agences anticorruption. Les organisations engagées dans ce combat depuis 2014 dénoncent cette offensive discrète qui pourrait nuire à l’indépendance des institutions.
Une semaine plus tard, Zelensky fait marche arrière. Selon l’ex-conseiller économique Alexander Rodnyansky, la question taboue pour les partenariats de l’Ukraine n’est plus de savoir si la corruption est généralisée, mais si les dirigeants actuels sont encore la solution ou sont devenus un problème. Des sondages internes montrent que la confiance envers le président a chuté de moitié après l’opération Midas.
Dans un rapport de la Commission européenne publié en novembre 2025, il est noté que les condamnations pour enrichissement illicite et fausses déclarations restent rares. La Commission salue la création d’une Commission d’enquête temporaire pour enquêter sur la corruption dans les agences d’application de la loi, tout en rappelant l’importance de ne pas saper la confiance du public dans les institutions anticorruption.
Le rapport conclut sur la nécessité de renforcer les mesures contre la corruption, notamment dans des domaines vulnérables, alors que l’Ukraine aspire à intégrer l’UE.

