Les coulisses de l’Arizona (4/4): Soudain, une porte claque… Comment les négociateurs se sont extirpés du « tunnel de la mort »
La Libre s’est replongée dans les huit mois de négociations au fédéral. Voici le quatrième chapitre du grand récit de la constitution de la majorité Arizona. Le mercredi 29 janvier, les « arizoniens » s’enferment pour la négociation finale à l’École royale militaire. Ils en sortiront trois jours après avec un pacte de majorité sous le bras.
- Publié le 16-04-2025 à 06h30

Les présidents de parti sont à bout de forces. En trois jours, ils ont à peine fermé l’œil, une vraie torture… Ils errent dans le « tunnel de la mort » , selon la formule d’un témoin privilégié. En ce vendredi 31 janvier, la négociation finale est en cours. Bart De Wever (N-VA) doit voir le Roi à 18 heures et, en cas d’échec, il abandonnera définitivement sa mission de formation du gouvernement. La Belgique va-t-elle connaître une énième crise politique ? Le verdict approche. Mais l’optimisme domine. À l’École royale militaire (ERM), à la lisière du Parc du Cinquantenaire, on prépare déjà les communications officielles à diffuser en soirée, après l’annonce probable d’un accord.
Les négociateurs se voient dans la salle des officiers, décorée des portraits des anciens dirigeants de l’école. Autour de la table : Bart De Wever, accompagné d’Anne-Laure Mouligneaux, sa porte-parole francophone, et de Sven De Neef, l’éminence grise du formateur ; Jan Jambon et Theo Francken qui se relaient pour la N-VA selon les thèmes ; Georges-Louis Bouchez (MR), Maxime Prévot (Les Engagés), Sammy Mahdi (CD&V) et Conner Rousseau (Vooruit) qui représentent seuls leurs formations.
Il a été convenu que les présidents ne pourraient pas négocier avec leurs « sherpas ». Toutefois, des conseillers – deux au maximum par parti – restent à disposition dans de petites cellules dispersées autour de l’escalier central de l’imposant bâtiment néoclassique. Si les chefs des cinq formations de la coalition « Arizona » disposent de chambres personnelles, leurs experts n’ont que des lits de camp mis à disposition dans les salles où ils patientent.


De Wever claque la porte
Nous sommes donc le vendredi 31 janvier et il est 14 heures lorsque se rompt le silence de ce cloître provisoire, où les négociateurs sont entrés deux jours plus tôt. Une porte vient de claquer. Les techniciens des partis voient passer Bart De Wever. Ce dernier a brusquement quitté la salle des officiers et semble contrarié. Il se précipite dans le local réservé à l’équipe « formateur » et s’y enferme. Georges-Louis Bouchez sort à son tour, suivi par Maxime Prévot. Ce dernier rejoint ses conseillers et, accablé, leur lance : « C’est mort« . L’offre finale, l’ultime « bafo » (Best And Final Offer) de Bart De Wever vient d’être rejetée. Quatre partis l’ont acceptée mais pas le MR. « Ce n’est pas équilibré« , a lancé Georges-Louis Bouchez en réunion. « Alors, je vais chez le Roi« , a répondu Bart De Wever avant de quitter la pièce.
À ce moment précis, l’Arizona est en état de mort cérébrale. Les Engagés estiment cependant qu’il est possible d’arrondir les angles. Maxime Prévot et Vanessa Matz – celle qui est aujourd’hui ministre fédérale faisait partie de l’équipe des Engagés à l’ERM – ont noué une relation de confiance avec le président du MR et avec le formateur. Ils pourraient les rabibocher. Maxime Prévot sent que Bart De Wever est blessé, mais amorce la délicate opération de déminage. « Bart lui dit que c’est trop, qu’il est à bout« , confie une source. Moment de flottement : les équipes du formateur rassemblent du matériel dans les voitures, embarquent les imprimantes… La N-VA va quitter les négociations ou, en tout cas, le laisse croire.
GLB se fait remballer
Maxime Prévot va voir Georges-Louis Bouchez et l’incite à parler au formateur. Le président du MR accepte. Mais Bart De Wever refuse de discuter. « Je n’ai plus le temps, je vais chez le Roi« , lui dit-il. Inutile d’insister… « GLB » invite ses collaborateurs à remballer leurs affaires. Lui-même se rend dans sa chambre afin de récupérer son costume. Ce trajet, qui dure plusieurs minutes vu la taille du bâtiment, va semer le trouble parmi les « arizoniens » : certains pensent que le libéral a déjà quitté l’ERM. En fait, non. Il déambule dans les couloirs, tirant sa valise.
L’heure est grave. Les contacts entre le MR et le formateur sont rompus. Mais Vanessa Matz aperçoit Bart De Wever qui est sorti de sa tanière. Elle s’approche doucement et lui demande s’il est envisageable de reprendre le dialogue avec Georges-Louis Bouchez. « Vanessa, c’est encore un peu tôt« , répond-il.


©DLE
Les Engagés font la navette
Dans un chassé-croisé digne du théâtre de boulevard, Maxime Prévot et Vanessa Matz retournent auprès de Bouchez et le poussent à insister auprès de De Wever. « J’ai essayé, je me suis fait refouler. À un moment, c’est bon« , répond le président du MR. En réalité, ce dernier est agacé par la présence des négociateurs du CD&V et de Vooruit juste devant le local où le formateur s’était réfugié. C’est humain, Georges-Louis Bouchez ne veut pas se faire humilier une seconde fois devant eux si la N-VA maintenait porte close.
À nouveau, Les Engagés jouent les intermédiaires. Vanessa Matz se dévoue pour disperser le petit groupe qui campe devant le local. Elle va les trouver et leur dit : « Écoutez les amis, maintenant, on va aller boire un petit Coca au mess des officiers. En avant ! » Les représentants du CD&V et de Vooruit vident leur sac autour d’un verre, la tension retombe un peu.
Mieux encore, Bart De Wever accepte de revoir le président libéral en « bilatérale ». Georges-Louis Bouchez assure au leader nationaliste qu’il ne veut pas le faire échouer. Il lui dit aussi s’être senti piégé. Il a deux gros problèmes, précise-t-il : la taxe sur les plus-values ne correspond pas à ce qu’il avait retenu des discussions précédentes et, dans le dossier « retour au travail » des malades de longue durée, il déplore que seule la responsabilisation des employeurs est encadrée par des mesures concrètes.
L’orage passe
Bart De Wever fait une proposition aux libéraux en ce qui concerne la taxe sur les plus-values, dont l’impact est lissé par des taux progressifs. Il présente son schéma sur une petite feuille et Georges-Louis Bouchez l’accepte (cette feuille, il la conservera à la fin des négociations et en parlera à l’occasion d’interviews dans la presse flamande). Par contre, pour les modalités du « retour au travail », le formateur explique au patron du MR que les autres partis ne voudront rien céder.
Bouchez échafaude un plan : il va retourner en réunion plénière et valider la proposition sur les plus-values. Il parlera ensuite des difficultés qu’il a encore sur le « retour au travail » et, si les autres présidents ne veulent pas entendre ses demandes, il exigera une nouvelle suspension de séance.
C’est précisément ce scénario qui se réalise. L’arrêt des discussions provoque la colère des présidents de Vooruit, du CD&V et des Engagés. Mais un compromis est tout de même trouvé : la responsabilisation des employeurs, des salariés, des médecins, des mutuelles et des services régionaux de l’emploi se fera « concomitamment« , dixit l’accord de gouvernement, et aussi vite que possible. Cette tournure diplomatique, proposée par Maxime Prévot, apaise le MR qui craignait que seuls les employeurs paient le prix de la future politique fédérale.
Conner « grille » le Palais
Le reste avance vite : on cause un peu « éthique » sans réelle tension. La position officielle de la Belgique sur le conflit au Proche-Orient est tranchée également. Fumée blanche vers 21 h 30 ! Tout a failli échouer, mais l’Arizona verra bien le jour. Pour l’annonce de l’accord, les négociateurs conviennent que le Roi a la priorité. Les partis doivent attendre le communiqué du Palais avant toute expression publique. « Mais Conner n’avait pas bien compris, manifestement« , ironise un « arizonien ». « Vooruit beschermt de toekomst » (« Vooruit protège l’avenir »), claironne Rousseau à 21 h 44 sur les réseaux sociaux. Avant le tweet du Palais, donc, qui n’est publié sur X (ex-Twitter) qu’à 22 h 32.
Pas la peine de s’énerver sur les socialistes flamands, les négociateurs décompressent. « On a ouvert des bulles, on a bu un verre en attendant le retour de Bart pour se répartir les compétences ministérielles. » Malgré l’épuisement des protagonistes, une nouvelle nuit de négociations va commencer à l’École royale militaire…
Les cinq beefsteaks du formateur
Après l’audience royale, Bart De Wever entame la réunion par une proposition. « Il y a cinq beefsteaks, cinq gros portefeuilles, lance-t-il. Intérieur, Justice, Affaires étrangères, Santé et Finances. On est cinq partis, chacun en prend un. » L’Intérieur va au MR, la Santé aux socialistes flamands, les Finances à la N-VA… Mais Sammy Mahdi ne souhaite pas entrer dans ce schéma. Il veut obtenir deux postes ministériels importants en dehors des cinq « beefsteaks ». C’est une tactique. De la sorte, le président du CD&V espère obtenir davantage : deux ministères de bonne taille plutôt qu’un très gros portefeuille et un plus petit. Suivant cette logique, Sammy Mahdi refuse de prendre la Justice, qui lui était proposée.
Maxime Prévot y voit une opportunité et réclame cette fonction régalienne pour ses troupes, en plus des Affaires étrangères, qu’il avait déjà obtenues. « C’était rusé, reconnaît un négociateur. Maxime obtenait la Justice gratos, sans payer ! » Les palabres se poursuivent jusque tard dans la nuit. Sammy Mahdi a refait ses calculs et les propositions de Bart De Wever ne lui conviennent pas. Il est près de 5 heures du matin lorsqu’il met fin aux discussions. « Sans la Justice, le CD&V n’avait que des brols, comme la mer du Nord et l’Égalité des chances« , confie un poids lourd de l’Arizona.
Le CD&V récupère la Justice
Des contacts téléphoniques ont lieu le samedi 1er février. Vers 17 heures, retournement de situation : Sammy Mahdi réclame la Justice. Le portefeuille repasse dans les mains du CD&V. Vanessa Matz, qui était pressentie à la tête de ce département stratégique, est déçue. En échange, Maxime Prévot négocie la création d’un super-portefeuille à la Modernisation publique taillé pour elle.
Au même moment, en fin d’après-midi, Vooruit tient son congrès de participation. Les militants approuvent l’accord de gouvernement dont les contours sont pourtant incertains. Plusieurs versions du texte circulent dans les médias. En particulier, la taxe sur les plus-values boursières fait l’objet de différentes interprétations. Même les experts des partis s’y perdent.
Un coup de fil à 6 h 30…
En soirée, les « arizoniens » se retrouvent à la Chambre pour finaliser la distribution des portefeuilles. Tout semble clair, sauf un point : Georges-Louis Bouchez compte-t-il devenir ministre de l’Intérieur comme il l’avait laissé entendre ? La réunion terminée, le président du MR reste seul avec Bart De Wever et Jan Jambon. Il est 23 h 30. Il leur fait part de ses réflexions et de ses doutes : il hésite à lâcher la présidence du parti.
Il ne tranchera finalement que lundi matin, très tôt, après une nuit d’introspection. Son choix est fait : il reste à la tête du MR. À 6 h 30, il appelle Bernard Quintin, alors ministre des Affaires étrangères, pour lui confier l’Intérieur. Il était temps de trancher, les ministres fédéraux étaient attendus au Palais à 9 heures pour prêter serment devant le Roi…
Un dernier petit problème…
Le gouvernement peut être mis en place. Mais pas avant un dernier tiraillement… Mardi, le néo-Premier ministre Bart De Wever doit prononcer sa déclaration de politique générale à la Chambre à 15 heures. Son projet de discours est examiné en Conseil des ministres en matinée. Le flou artistique dans lequel baigne le projet de taxe sur les plus-values provoque un blocage. Frank Vandenbroucke, vice-Premier ministre Vooruit, avertit ses collègues : « Si on ne trouve pas d’accord sur la taxe sur les plus-values, il n’y aura pas de discours cet après-midi. » Un kern entre les poids lourds de la coalition est organisé dans la foulée pour trouver une solution. Bart De Wever pourra finalement se rendre au parlement : dans son discours, il évoquera simplement une contribution des « épaules les plus larges », sans entrer dans les détails. Son gouvernement obtiendra la confiance du parlement après… 40 heures de débats.