Les coulisses de l’Arizona (3/4) : Bart De Wever déploie son « arme secrète » pour faire avancer les négociations
La Libre s’est replongée dans les huit mois de négociations au fédéral. Voici le troisième chapitre du grand récit de la constitution de la majorité Arizona. Après avoir claqué la porte, Conner Rousseau accepte de revenir pour de bon… Les vraies discussions vont pouvoir commencer. Et Bart De Wever va déployer tout son humour pour assurer la convivialité des débats.
- Publié le 15-04-2025 à 06h40

En ce matin du 4 novembre, les socialistes flamands calent net. Réuni avec les négociateurs de l’Arizona, Conner Rousseau rejette la nouvelle version de la note socio-économique de Bart De Wever. À la présidence de la Chambre, épicentre des discussions, la température chute abruptement : le formateur demande au président de Vooruit de quitter la salle. Sonnés, les représentants de la N-VA, du MR, du CD & V et des Engagés restent seuls. Quelle suite donner à la défection de Vooruit ?
Georges-Louis Bouchez abat directement une carte : il veut troquer les socialistes flamands contre l’Open VLD. « J’appelle Eva De Bleeker (la présidente des libéraux flamands) et, en trois jours, on a un accord de gouvernement », assure-t-il. Des contacts seront pris mais, en attendant, Bart De Wever, est convié au Palais à 11 h 30. Il doit quitter ses partenaires. Constatant l’échec avec Vooruit, il remet pour la seconde fois sa démission. Le Roi tient toutefois sa décision en délibéré afin de dissiper le brouillard de guerre qui nimbe la formation fédérale. L’Arizona est-elle bien morte ? Le retour des bleus flamands, laminés aux élections, est-il crédible ?
La « Lagon » ne fait pas rêver
La possible alliance avec les libéraux flamands hérite d’un surnom suave : la « Lagon »… Cette image paradisiaque a été trouvée par l’entourage de Maxime Prévot : un lagon associe en un seul tableau évocateur le bleu du MR et de l’Open VLD, le turquoise des Engagés, le jaune des nationalistes, l’orange des chrétiens-démocrates. Si le scénario évoque de chaudes latitudes, il reste précaire : la Lagon ne rassemblerait que 76 sièges sur 150 à la Chambre. La majorité ne tiendrait qu’à un cheveu… Pire : le CD & V et Les Engagés n’en veulent pas (du tout). Sammy Mahdi est particulièrement remonté. Le président chrétien-démocrate n’a aucune envie que son parti, dont il s’échine à réaffirmer la ligne conservatrice, incarne l’aile gauche d’une coalition dans laquelle la famille libérale serait réunie.
Bart De Wever rencontre tout de même Eva De Bleeker et des plans sont échafaudés. Pourquoi ne pas doter la Lagon des pouvoirs spéciaux, par exemple, afin de contourner l’obstacle des 76 sièges ? « Cela excitait beaucoup Bart de faire passer les pouvoirs spéciaux », glisse une source. Toutefois, les contacts avec l’Open VLD n’iront pas plus loin. La Lagon est rapidement abandonnée vu les réticences qu’elle suscite et l’arithmétique parlementaire qui la fragilise.
Conner Rousseau est « libéré »
Pas le choix, il faut ramener Vooruit à la table. Le CD & V et Les Engagés proposent à Bart De Wever de concocter une note générale qui énoncerait simplement les grands objectifs politiques et budgétaires de l’exécutif en devenir. Cette tactique faciliterait le retour des socialistes flamands en les mettant en confiance. Dans ce texte qui a vocation à devenir le préambule du pacte de majorité, le principe d’une contribution fiscale des « épaules les plus larges » est acté : les personnes les plus à l’aise financièrement seront touchées par les réformes, d’une manière ou d’une autre.
Environ 11 % de l’effort budgétaire total de l’Arizona doit provenir de cette nouvelle taxe « et de diverses recettes« , précise la proposition. Cette formule implique que l’ampleur de la contribution des plus riches – une exigence de Vooruit – n’est pas certaine puisque d’autres mesures fiscales, encore à définir, viendront s’y ajouter : elles dilueront alors mécaniquement sa contribution à l’objectif budgétaire fixé. « Là, les socialistes se sont fait avoir« , glisse malicieusement un négociateur.
À ce stade, en tout cas, les socialistes flamands sont rassurés. Le 15 novembre, ils acceptent de reprendre les négociations Arizona. Le rythme de travail s’accélère. Un verrou psychologique a sauté chez Vooruit. « Conner était libéré. Avant l’accord sur le préambule, il téléphonait à la moindre interruption pour prendre des avis au sein de sa formation. Après cette séquence, il a arrêté de téléphoner à la moindre chose », décode une personnalité qui le connaît bien.
Un changement de méthode
Les discussions avancent bien. Mais la méthode de travail du formateur est à nouveau mise en cause. Ce dernier, soucieux de l’orthodoxie budgétaire, veut faire approuver un cadre financier contraignant avant de chercher un accord sur les mesures elles-mêmes. Autant acheter un chat dans un sac, pestent certains. « Fin novembre, on n’avait toujours pas passé en revue la nouvelle version de la super-note. Bart voulait garder le socio-éco pour le col final », se souvient l’un des acteurs de la pièce fédérale. Plusieurs partis demandent que l’on poigne dans le vif : la « supernota » de Bart De Wever doit être examinée ligne par ligne. Ils obtiennent gain de cause.
La Saint-Nicolas de l’Arizona
Bart De Wever, conscient du moment délicat qui se joue, veille à maintenir un climat convivial. À ce jeu, il est très inventif et multiplie les facéties. Par exemple, le formateur fait apporter en séance une clochette qu’il promet d’utiliser pour ramener la discipline. Le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, il remet à chaque président un chocolat dont l’emballage est frappé des lettres SPQA (Senatus Populusque Antverpiensis), variante anversoise du SPQR de la république romaine. Au dos de cette gourmandise, figure un code QR à scanner. Il lance une vidéo dans laquelle le formateur apparaît, déguisé avec une barbe blanche et une mitre. Il délivre un message drôle et personnalisé à ses collègues, rappelant certaines anecdotes. « Ces vidéos, c’était son idée, il est parfois comme un gamin », s’amuse une source.


Le « Loulou » de Prévot
Dans la saynète adressée à Maxime Prévot, Bart De Wever s’amuse de l’épisode des « Loulous »… Un projet examiné par les négociateurs visait à rendre aux bourgmestres le pouvoir d’interner certaines personnes, moyennant l’approbation d’un juge. À l’occasion de cette discussion, Maxime Prévot avait expliqué qu’à Namur, sa commune, un individu dérangé se prend pour un loup et pousse des hurlements en rue. Devant les autres « arizoniens », Maxime Prévot illustre ses propos par un sonore « wouuuuu wouuuuu ! » Il précise que cette personne, bien connue dans la capitale wallonne, a un surnom : « le loup »… Bart De Wever comprend mal et entend « Loulou », suscitant un quiproquo…. Hilarité dans la salle. « On chialait de rire !« , se souvient un « arizonien ». Le terme « Loulou » sera utilisé par les présidents de parti et le formateur à chaque fois que des mesures concernant les originaux ou les marginaux seront examinées.
Le tapis flambe
Également le jour de la Saint-Nicolas, un incident survient à la présidence de la Chambre. Quand le cuistot du parlement était absent, les négociateurs commandaient leurs repas à l’extérieur. Les plats livrés étaient disposés sur des réchauds sous lesquels brûlait une flamme alimentée par de l’huile. Un jour, en voulant débarrasser, une dame du personnel parlementaire laisse tomber un chauffe-plat sur le tapis qui prend feu. Nicole de Moor, négociatrice CD&V, jette de l’eau sur ce début d’incendie et l’attise au lieu de l’étouffer… Finalement, Sammy Mahdi éteint le feu en tapant dessus avec les pieds.
Crise fiscale avec « Van Pet »
Malgré ces moments cocasses, de graves oppositions demeurent. Le conflit prend parfois une tournure plus personnelle. Depuis un certain temps, Vincent Van Peteghem, qui fait partie de l’équipe du CD&V, agace les représentants du MR. Les libéraux le soupçonnent de tenter de faire passer, dans la future Arizona, la réforme fiscale qu’il n’a pas pu obtenir dans la Vivaldi, où il est encore ministre des Finances en affaires courantes. En parallèle, Georges-Louis Bouchez insiste fortement pour que le chrétien-démocrate renonce à certains éléments de la réforme des droits d’auteur validée par le gouvernement De Croo.
Le 20 décembre, la tension accumulée se relâche brusquement. En plénière, le président libéral harponne le chrétien-démocrate sur l’une de ses propositions visant à octroyer des avantages fiscaux aux expatriés. Georges-Louis Bouchez lance à Vincent Van Peteghem : « Tu as une copine dans une grosse boîte américaine ou quoi ? » La saillie fait d’abord sourire mais le ton va s’envenimer. « Van Pet » s’entête et « GLB » , exaspéré, le menace : « Avec moi, tu ne seras plus jamais ministre des Finances ! » Le clash est violent. « Ça a tellement gueulé que Bart, qui ne sait pas bien gérer ce genre de crise, a dû interrompre la réunion« , confie un témoin de la scène.
Au lendemain de cet épisode douloureux, Bart De Wever, à l’occasion de son anniversaire, détend l’atmosphère en apportant de la mousse au chocolat préparée par sa femme. « C’est une tuerie », assure-t-il. Après une si longue période à négocier essentiellement en français, il a appris de nombreuses expressions et les place dès qu’il en a l’occasion. La réussite de la formation gouvernementale devra beaucoup à cette « arme secrète » de Bart De Wever, utilisée tout au long du processus : un subtil mélange d’humour et de bienveillance.
Une pluie d’amendements socialistes
Les équipes de techniciens et les négociateurs commencent à fatiguer après six mois de palabres. Mais l’idée qu’un accord se trouve au bout du tunnel politique commence à s’installer. Pour la énième fois, Bart De Wever a adapté sa « supernota » en fonction des compromis dégagés en réunion et invite les états-majors des partis à lui remettre leurs dernières demandes de modification.
Le document que remet Vooruit stupéfie ses partenaires. Les socialistes flamands réclament près de 500 adaptations du texte et touchent à des points fiscaux très sensibles. Conner Rousseau tente notamment de supprimer les termes « et diverses recettes » du préambule. En vain. « Les socialistes remettaient tout en cause. On a cru à ce moment-là que l’Arizona, c’était fini« , se souvient une source fédérale. Toutefois, les pourparlers reprennent et, petit à petit, la liste des amendements socialistes se réduit.
Tout figure désormais sur la table, les options de chacun sont connues. Il va falloir trancher. Or, en Belgique, pour trancher, il faut de la pression. Une date butoir a été fixée : le vendredi 31 janvier. Si aucun accord n’est dégagé, Bart De Wever rendra définitivement son tablier de formateur royal. « Bart nous a dit qu’il commençait à fatiguer, que le menu était désormais connu et qu’il n’allait pas le réchauffer au micro-ondes plusieurs fois, explique un négociateur. On a compris que, s’il n’avait pas d’accord le 31 décembre, il démissionnerait à titre définitif.«
Val Duchesse ? Pas possible
Le régime devient spartiate : en janvier, les présidents se voient tous les jours sauf le dimanche, du matin au soir. En outre, ils sont seuls à table, sans technicien. Un vieux truc pour favoriser les concessions. C’est humain : un mandataire politique peut parfois hésiter à lâcher du lest devant ses propres experts qui le poussent plutôt à ne rien céder. Les négociateurs passent en mode « discret », il y a moins de fuites dans la presse.
La deadline du 31 janvier approche et un conclave « au finish » semble nécessaire pour lever les derniers « knelpunten » (les goulots d’étranglement) dans un endroit à l’abri des caméras. Lieu emblématique des grands accords politiques belges et européens, le choix se porte sur Val Duchesse. Le plan doit cependant être abandonné. L’électricité y est défectueuse, il n’y a pas de Wi-Fi, pas de chauffage et pas d’eau pour prendre une douche… En urgence, le plan B est activé : l’École Royale Militaire. Les étudiants sont justement partis en camp d’entraînement à cette période.
La joute finale entre « arizoniens » va pouvoir avoir lieu. Elle évitera de peu un échec retentissant après une grave crise…