Les coulisses de l’Arizona (2/4) : MR et Engagés prennent une assurance-vie, Vooruit est prié d’aller voir ailleurs
Engueulades, clashs et démissions. Mais aussi fous rires, travail de fond et finalement un accord. La Libre raconte les huit mois de négociations ayant conduit à la formation du gouvernement Arizona. Alors que Bart De Wever redevient formateur, début septembre, les partis de la défunte Vivaldi se déchirent sur le nom du futur commissaire européen de la Belgique.
- Publié le 14-04-2025 à 06h35

Tout l’art de réussir en échouant. Lorsque Maxime Prévot (président des Engagés) se rend au Palais, ce lundi 2 septembre 2024, dans la matinée, les négociations pour la formation du gouvernement Arizona (N-VA, MR, Engagés, CD & V, Vooruit) n’ont pas progressé d’un iota. Il a bien tenté de trouver des compromis, mais sans succès.
Sa mission de médiation, entamée dix jours plus tôt après la démission du formateur Bart De Wever (N-VA), a néanmoins permis d’apaiser les esprits. Prévot propose aux autres présidents de parti une communication dans laquelle il est dit que les négociations vont reprendre sur la base d’une nouvelle note et d’un nouvel équilibre. Cela suffit à remettre De Wever en selle.
Quelques heures après l’audience royale, de l’autre côté du Parc de Bruxelles, le Premier ministre du gouvernement Vivaldi en affaires courantes, Alexander De Croo (Open VLD), réunit ses vice-Premiers au 16, rue de la Loi. Objectif : désigner le nouveau commissaire européen de la Belgique.
Le répondeur en latin du formateur
À ce moment, les partenaires de l’Arizona ont déjà un accord pour que le MR conserve le poste, occupé par Didier Reynders. Ce dernier espérait prolonger son mandat, mais son président de parti, Georges-Louis Bouchez, lui préfère Hadja Lahbib, ministre des Affaires étrangères. Reynders appelle le vice-Premier MR David Clarinval pour plaider sa cause, pour qu’au moins la Belgique propose un ticket Reynders-Lahbib à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui aurait ensuite tranché. Mais Bouchez reste inflexible.
Lorsque la réunion du gouvernement commence, De Croo demande si quelqu’un a un nom à soumettre. Clarinval propose Lahbib. Il dit que c’est le deal convenu au sein de l’Arizona. « Ah bon, le formateur ne m’a pas prévenu », répond De Croo. Un jeu de dupes commence.
Clarinval explique que Lahbib a été choisie par Bouchez. « Ce n’est pas à lui de décider », réplique De Croo. Il demande au vice-Premier MR d’appeler De Wever pour que celui-ci confirme le nom. Le libéral sort de la salle du Conseil des ministres, appelle le formateur, mais tombe sur son répondeur avec un message… en latin. Clarinval essaie pendant un quart d’heure de le joindre, sans y parvenir.
À son retour, les vice-Premiers CD & V et Vooruit, Vincent Van Peteghem et Frank Vandenbroucke, confirment que les partenaires de l’Arizona ont convenu que le MR recevra le poste de commissaire, mais ils ne sont pas en mesure de confirmer le nom d’Hadja Lahbib.
Un courrier pour Ursula von der Leyen
Pierre-Yves Dermagne, vice-Premier PS, refuse de valider la candidature de la libérale, qu’il juge incompétente pour la fonction. Il pense, par contre, que De Croo ou Vandenbroucke feraient parfaitement l’affaire. Clarinval s’y oppose. De toute façon, ces derniers déclinent la proposition.
« Dans ce cas, je propose Didier Reynders« , lance Dermagne. De Croo et lui, soutenus par le vice-Premier Écolo, Georges Gilkinet, estiment que le plus simple, pour un gouvernement en affaires courantes, est de prolonger le commissaire sortant. Clarinval s’y oppose à nouveau : ce sera Lahbib ou personne. « On peut continuer pendant des heures, mais il n’y aura pas d’autre nom que celui d’Hadja Lahbib », dit Vandenbroucke pour tenter de clore ces discussions sans fin – elles dureront plus de trois heures.
À la demande de Pierre-Yves Dermagne, la phrase est supprimée, estimant que le qualificatif « compétent » ne s’applique pas à Hadja Lahbib.
L’Open VLD, le PS et les écologistes, non membres de l’Arizona, refusent d’endosser la responsabilité de la désignation d’Hadja Lahbib. De Croo fait alors rédiger un courrier en anglais à l’attention de la présidente de la Commission, dans lequel il est écrit que la candidature d’Hadja Lahbib est proposée par les partis chargés de former le prochain gouvernement. De la sorte, la Vivaldi ne joue que le rôle de facteur, rien de plus.
Dans la première version du courrier, il est inscrit que la Belgique soutient la volonté d’Ursula von der Leyen « d’avoir une équipe de commissaires compétents ». À la demande de Pierre-Yves Dermagne, cette phrase est supprimée, estimant que le qualificatif « compétent » ne s’applique pas à Hadja Lahbib…


Un tour en hélico au-dessus du port d’Anvers
De son côté, le formateur Bart De Wever remet l’ouvrage gouvernemental sur le métier. Dans les médias, il dit qu’on est passé d’un TGV à un omnibus. Les négociateurs avaient en effet caressé l’espoir d’atterrir en septembre, mais le président de Vooruit, Conner Rousseau, leur a fait comprendre que, pour son parti, aucun accord ne serait possible avant les élections communales du 13 octobre.
Pour ne pas perdre trop de temps, les collaborateurs et parlementaires des partis sont mis à contribution pour négocier au sein de groupes de travail thématiques (sur la défense, l’énergie, le climat, la santé, la mobilité, la migration, la politique étrangère, etc.).
Le 13 septembre, le formateur invite les présidents de parti à visiter le port d’Anvers en hélicoptère. « C’est gigantesque », s’exclame Maxime Prévot, impressionné. L’intention de Bart De Wever, qui est le bourgmestre de la métropole flamande, est de leur faire prendre conscience du rôle stratégique du port pour toute l’économie du pays.
La lettre de Bouchez et Prévot
Le 20 septembre, en marge d’une séance de négociations à la présidence de la Chambre, les présidents du MR et des Engagés remettent une lettre commune au formateur. Ils veulent lui signifier officiellement leur exaspération de voir la N-VA glisser des mines communautaires dans à peu près tous les textes de négociation.
La lettre qu’ils remettent à Bart De Wever, dans laquelle ils disent s’opposer à tous ces projets, c’est leur assurance-vie. Si les dossiers institutionnels fuitent, eux sortiront leur lettre.
Bart De Wever avait confié le volet institutionnel des « négos » au député flamand Sander Loones. Dès le mois d’août, celui-ci avait présenté sa méthode de travail en trois points : les quick wins, des évolutions faciles et qui peuvent être rapidement mises en œuvre ; les sujets nécessitant une majorité des deux tiers au Parlement, comme la suppression du Sénat ; et la préparation d’une réforme de l’État à l’horizon 2029.
« En réalité, se souvient un francophone, il y avait des éléments communautaires dans tous les dossiers. En économie, par exemple, il y avait la régionalisation des ordres et instituts professionnels, comme l’ordre des avocats ou des architectes. En mobilité, le survol de Bruxelles. Etc. Ce ne sont pas des sujets institutionnels, mais ils sont communautaires », c’est-à-dire qu’ils opposent Flamands et francophones.
Prévot et Bouchez se disent que, si « le catalogue des horreurs de la N-VA » fuite dans la presse, ça va leur coûter cher à quelques semaines des élections communales. La lettre qu’ils remettent à De Wever, dans laquelle ils disent s’opposer à tous ces projets, c’est leur assurance-vie. Si les dossiers institutionnels fuitent, eux sortiront leur lettre pour faire savoir publiquement qu’ils n’avaient rien accepté.
Bart De Wever, comique hors pair
Mais les deux présidents francophones sont conscients, aussi, qu’ils doivent donner des biscuits institutionnels aux nationalistes de la N-VA. C’est ainsi que, au fur et à mesure des négociations, les mois suivants, ils lâcheront la suppression du Sénat, la fusion des zones de police bruxelloises, la création d’un tribunal à Vilvorde…
Cela reste peu pour la N-VA, mais elle devra s’en satisfaire et Bart De Wever, dont l’humour est ravageur, préfère en rire. Un jour de négociations, il jouera une scène qui provoquera l’hilarité générale. Le MR et Les Engagés étaient opposés à la volonté de la N-VA de créer une chambre néerlandophone et une francophone au sein du Collège des procureurs généraux. Ils étaient par contre disposés à accepter que les procureurs puissent traiter en priorité les dossiers émanant de leur région, dans un souci d’efficacité.
Pour traduire cela dans l’accord de gouvernement, les négociateurs trouvent une formulation alambiquée, incompréhensible pour les non-initiés : « Sans porter atteinte au principe de l’unanimité dans la prise de décision, nous veillons à une adaptation des répartitions des tâches au sein du Collège des procureurs généraux, conformément à l’arrêté royal du 9 décembre 2015, afin de la rendre plus efficace et plus conforme à l’autorité législative, décrétale ou réglementaire concernée. »
Debout devant l’écran sur lequel est diffusé le texte, De Wever commence son show. » Mmh, tu vois Jan, dit-il à Jan Jambon (négociateur N-VA), je propose qu’au congrès de participation de la N-VA, on projette en grand cette phrase. On aura le temps d’aller au restaurant, de manger un bout, et quand on revient, on donne 50 euros à un militant pour qu’il fasse la claque, continue-t-il en mimant les applaudissements d’un air satisfait. Il leur faudra bien une heure pour comprendre ce que le mouvement flamand a gagné. On leur rappellera les grandes victoires. 1963 : la frontière linguistique. 1970 : la création de la Communauté flamande. 2025 : ça… C’est une grande victoire institutionnelle ! », ironise-t-il. Face à lui, Bouchez et Prévot pleurent de rire.
Après les communales, c’est encore pire
Le 23 septembre, les présidents de l’Arizona décident de neutraliser le travail parlementaire. Ils ne procéderont à aucun vote qui risquerait de fragiliser l’attelage fédéral en cours de constitution. Le lendemain, ils rejettent une proposition de loi déposée par d’autres partis visant à élargir les conditions d’accès à l’avortement.
Après une dernière nuit de négociations, la N-VA, Vooruit et le CD & V annoncent un accord en Flandre, le 28 septembre. Le gouvernement flamand est formé, avec Matthias Diependaele à sa tête.
Le 13 octobre, c’est jour d’élections communales. Les cinq partis sortent renforcés du scrutin local. Ils ont tous obtenu de bons, voire de très bons résultats. Mais, contre toute attente, les négociations s’embourbent. « On pensait que ça irait mieux après les communales, mais c’était encore pire », se souvient un négociateur.
Vooruit tergiverse de plus en plus. Les quatre autres partis commencent à douter de la sincérité des socialistes flamands. Ils se demandent si Conner Rousseau ne voulait pas attendre l’accord en Flandre et la constitution d’une série de majorités dans les communes avant de débrancher la prise de l’Arizona. Certains le soupçonnent de vouloir ramener le PS, son parti frère francophone. D’autres en sont même persuadés.
La trahison de Gand
Le 27 octobre, les militants de Vooruit rejettent l’accord de majorité conclu à Gand entre leur parti, l’Open VLD et la N-VA. Les nationalistes et leur cheffe de file locale, Anneleen Van Bossuyt (aujourd’hui ministre de l’Asile et de la Migration), resteront confinés dans l’opposition au profit des écologistes de Groen.
Il est reproché à Rousseau ne pas être venu défendre l’accord gantois devant ses militants – il était malade, avait-il fait savoir. Bart De Wever se sent trahi par le jeune socialiste, avec qui il entretient d’excellentes relations.
Le 4 novembre, comme il l’avait déjà fait deux mois et demi plus tôt, le formateur réunit les présidents de l’Arizona pour savoir s’ils sont d’accord de poursuivre les négociations sur la base de sa super-note socio-économique, qui reprend les grandes réformes en matière de pensions, d’emploi et de fiscalité. Rousseau refuse. Bart De Wever lui demande de quitter la réunion. Les quatre partis restants vont alors migrer du désert de l’Arizona vers des paysages bien plus enchanteurs…