« Le gourou choisissait toujours une fille très jeune parmi nous pour le servir. On était jalouses. Mais maintenant qu’on sait ce qu’il se passait… »
À partir des années 1970, des dizaines d’enfants vont être pris en charge et éduqués au bouddhisme tibétain au sein de la secte Ogyen Kunzang Chöling, dites OKC. Cette communauté, notamment installée au monastère « Château de Soleils » est dirigée par le Belge Robert Spatz. Le gourou est condamné en 2020 à cinq ans de prison avec sursis pour prise en otage de mineurs d’âge, abus sexuels sur mineurs et faits de criminalité économique. Dans le cadre de son rendez-vous « Il était une fois », La Libre vous plonge dans l’histoire de cette secte à travers les témoignages de Sarah* et Clara*, deux victimes de l’OKC.
- Publié le 09-02-2025 à 12h00
- Mis à jour le 09-02-2025 à 12h48

En ce début d’après-midi du 30 mai 1997, le calme plat du petit village provençal de Castellane est brisé par le vrombissement de moteurs et le bruit des hélicoptères. Des véhicules de police transportant plus d’une centaine d’hommes de la gendarmerie française parcourent les chemins montagneux menant au monastère dit du « Château de Soleils ».
Au même moment, à plus de 1000 kilomètres de là, au cœur de Bruxelles, 200 gendarmes sont déployés pour perquisitionner immeubles, restaurants végétariens et magasins bio. Le point commun entre ces interventions : le mouvement d’inspiration bouddhiste tibétain Ogyen Kunzang Chöling (OKC). Le groupe est suspecté d’être une secte. Son leader, Robert Spatz, est arrêté ce jour-là dans sa luxueuse villa uccloise et est placé en détention préventive.
De Robert Spatz à Lama Kunzang
Les informations sur le passé de Robert Spatz sont difficilement trouvables. L’homme, aujourd’hui âgé de 80 ans, est né dans une famille belge aisée à Ixelles. « Ce qu’on dit, c’est que c’était un petit gars, qui a même essayé de lancer un disque de chanson qui n’a pas du tout fonctionné. Il a fait un peu de réparations de télévision. On a entendu dire qu’il a participé à la Rose-Croix, à des choses chrétiennes, qu’il a essayé des trucs petits gourous, déjà petit manipulateur à l’époque« , nous raconte Sarah*.
Fin des années 1960, le jeune Robert Spatz met sur pied un centre d’étude de yoga au cœur de Bruxelles, dans la rue de Livourne. En 1972, de retour d’un voyage spirituel au cœur de l’Himalaya, le Bruxellois fait évoluer ce lieu en centre tibétain qu’il nomme Ogyen Kunzang Chöling, OKC. Durant son périple en Inde, l’homme a reçu les enseignements du courant nyingmapa, la plus ancienne des traditions du bouddhisme tibétain, auprès de son maître Kangyour Rinpoché. Il aurait obtenu le titre de « lama » lui conférant dès lors le droit d’enseigner cette religion. « Kangyour Rinpoché lui aurait dit ‘tu vas à tel endroit et tu vas développer le bouddhisme pour sauver les êtres’. Il serait rentré investi de cette mission« , explique Sarah. De retour des contreforts de l’Himalaya, Robert Spatz devient alors Lama Kunzang.


Sarah, née en 1977, se rappelle de l’arrivée de sa famille au sein de la communauté de la rue de Livourne alors qu’elle était encore une enfant. « On avait une belle maison à Tervuren. On vivait mon frère, mes parents et moi. Et là, on a dû déménager dans la communauté. Ma mère y travaillait déjà. Mon père nous quittait pour partir en voyage en Inde, encouragé par Spatz ». Pour Sarah, cette nouvelle vie en groupe était une expérience compliquée : « Il y avait des trucs, pour moi, qui n’étaient pas très équilibrés. Il y avait toujours beaucoup de bagarres entre adultes. Il y avait des gens qui étaient ouverts en termes de sexualité. Enfin, ils ne se cachaient pas. Ma mère partageait ses affaires. Je ne la voyais plus. Mon père n’était plus là ».
Clara, d’une autre génération que Sarah, est née au sein même de l’OKC à Bruxelles à la fin des années 1980. Ses parents se sont rencontrés là-bas. Elle a vécu à la rue de Livourne jusqu’à ses quatre ans et demi, jusqu’à son départ pour le monastère du Château de Soleils à l’été 1993.
« Un peu comme un Walt Disney »
Deux ans après la création de l’OKC, Robert Spatz achète la « ferme Château de Soleils » dans le sud de la France avec l’aide financière de son père. Ce domaine de 112 hectares niché dans les montagnes de Castellane, non loin des gorges du Verdon, sera rénové et réhabilité afin d’accueillir les adeptes d’OKC. Il est renommé Nyima-Dzong. Les parents sont encouragés à y laisser leurs enfants pour repartir pour travailler bénévolement dans les établissements et restaurants propriétés de l’OKC. « En fait, c’était la règle. Les enfants d’un certain âge partaient vivre là-bas. C’était comme ça. Il n’y a personne qui remettait ça en question. Même pas nous parce qu’on était aussi préparés à ça« , raconte Clara. Robert Spatz et ses « ministres » ont exercé une forme de pression sur ses membres pour que leurs enfants soient envoyés à Castellane, comme nous l’explique Sarah : « Dans le fond, ce qui est induit, c’est que les parents ont des enfants, mais s’ils veulent leur bonheur, il faut tout sacrifier. Et donc, si déjà les parents aiment leurs enfants, il faut les sauver, il ne faut pas les garder pour eux« .


En janvier 1984, Sarah et sa mère partent à Château de Soleils pour célébrer Losar, le nouvel an tibétain, avec les membres de l’OKC. « J’avais 7 ans, mais je n’aimais pas là où on devait vivre. Et Château de Soleils, c’est un endroit incroyablement beau. Il y a quatre grandes montagnes qui entourent l’ancien château des Templiers. Il y a plein de bannières tibétaines multicolores, comme on voit vraiment dans les films. Il y avait plein d’enfants. Quand je suis arrivée, c’était un peu comme un Walt Disney« , se rappelle-t-elle. Subjuguée par l’ambiance que dégage cette vie à Château de Soleils, la jeune Sarah demande à sa mère si elle peut y rester. « Ma mère est allée voir Robert Spatz. C’est comme cela que ça a été décidé que j’allais rester là. Mais bon, j’avais 7 ans. Je n’avais pas d’idée sur le futur. On ne mesure pas les impacts« .
À la fin du séminaire, la mère de Sarah repart, laissant sa fille aux mains de la communauté du monastère de Castellane. Elle se souvient des mots que Robert Spatz lui a adressés à son arrivée : « »Je suis très fière. Tu as fait le bon choix, mais maintenant, il faut que tu sois à la hauteur ». J’avais l’impression qu’il allait se passer quelque chose. La personne que tout le monde vénérait était très fière de moi« , se remémore-t-elle. De son côté, Clara nous explique ne pas avoir de souvenir de cette arrivée à Nyima-Dzong à l’été 1993 lorsqu’elle avait 4 ans et demi. « J’ai zéro souvenir parce que c’est un choc énorme et parce que je passe d’un environnement familial très protégé à un système qui est beaucoup plus grand pour un enfant tout petit« .
« Peur de la punition »
Des dizaines d’enfants en bas âge jusqu’à l’adolescence sont donc envoyés au monastère de Castellane où des éducateurs les prennent en charge. La communauté est coupée du monde, isolée de tout contact avec le monde extérieur. Les enfants ne voient leurs parents qu’une à deux fois par an. Ils sont pris en charge par la dizaine d’adultes sur place se présentant comme leurs éducateurs. Si Robert Spatz ne résidait pas à Château de Soleils à l’année, le gourou restait « omniprésent dans nos consciences, dans toute la mentalité, dans toute la structure« , se remémore Clara. « Il est présent en photo dans toutes les chambres. Il a un culte de la personnalité très fort. Moi, je me souviens de trouver que tout le monde était fou. J’étais petite, je ne connaissais pas le mot fanatique. Il y avait une espèce d’engouement pour sa personnalité« .
La vie au sein du domaine de Castellane était rythmée par les prières (jusqu’à cinq heures par jour), l’école et les tâches ménagères. Si les enfants n’obéissaient pas aux éducateurs, des punitions étaient appliquées. « Tout le système fonctionnait par peur de la punition« , se rappelle Clara. « Une des punitions fort utilisée, c’était la restriction alimentaire« . Le régime alimentaire était très rustique, abonde Sarah. « Pas de sucre, ou très rarement, quasi pas de produits laitiers. On mangeait en macrobiotique. Des céréales complètes et des légumes du potager« . Un train de vie qui n’était pas mené par le leader de la secte lorsqu’il venait à Château de Soleils. « Il arrivait en Range Rover, il avait son parking, tout le monde se baissait quand il arrivait, comme si un roi de l’époque était là. Il vivait dans une partie du château très ancienne, mais il ne mangeait pas comme nous« .


Sur place, la dizaine d’éducateurs était en charge des enfants 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ce qui a amené à des « débordements graves, avec toutes les déviances« , nous explique Sarah. « Il y a eu plusieurs éducateurs, surtout des hommes, qui ont été extrêmement violents« , se souvient Clara. « Les coups pouvaient tomber à tout moment. Chacun avait sa méthode. L’un, c’était plutôt plus des coups de bâtons, de balais. L’autre c’était des tapes. J’ai reçu pas mal de gifles« , ajoute Clara. Au-delà des coups, la jeune femme évoque aussi une forme d’humiliation exercée par ces éducateurs : « On était tout le temps rabaissé, ramené à notre insignifiance, au fait que notre voix n’avait pas de poids« .
Clara nous raconte que la violence exercée sur les enfants était différente entre les filles et les garçons. « Les filles, c’était aussi une autre violence. On nous rappelait qu’on devait faire attention à ne pas être des objets sexuels. En été, il faisait très chaud, on avait envie de s’habiller en robe, mais il y avait toujours une espèce d’avertissement, attention, vous allez exciter les hommes. Et après, quand on entend tous les abus sexuels qu’il y a eus, maintenant, je comprends mieux« , relate la jeune femme.
Clara et Sarah n’ont pas été victimes d’abus sexuel de la part de Robert Spatz ou des éducateurs de Château de Soleils. « On savait qu’on devait se méfier de quelques personnes, mais c’était tacite. On savait qu’il y avait un homme, sur place, qui s’avérait être un abuseur. Ça n’avait jamais été formulé, mais ça circulait de manière un peu implicite qu’il fallait se méfier de lui« , se rappelle Clara. Chaque été, lorsque Robert Spatz venait à Castellane pour un séminaire, « il y avait toujours une jeune fille qui était choisie pour le servir« , se souvient Sarah. « Elle était très jeune, 11, 12, 13 ans. Quand il s’en allait après les séminaires, soit elle partait avec, soit peu de temps après elle était envoyée chez Spatz. C’était la grâce, on était jaloux. Enfin, maintenant comme on sait ce qui s’est passé, c’est horrible. Mais presque chaque été il y avait une fille qui était ‘prélevée’ en fait dans le groupe. Elle était un peu l’élue« , expose Sarah.
30 mai 1997 : les perquisitions
La vie en communauté à Château de Soleils se brise ce jour de mai 1997. Les perquisitions hors norme menées en parallèle dans les propriétés de l’OKC en Belgique, en France et au Portugal créent « les premiers bouleversements« , raconte Sarah, qui se trouvait dans un monastère de l’OKC en Algarve.
La liste des infractions citées à l’encontre de la secte et de son gourou est longue : extorsion, faux et usage de faux, association de malfaiteurs, abus de confiance, blanchiment d’argent, infraction aux lois sociales et du travail, traite des êtres humains, séquestration et non-assistance à personne en danger. Robert Spatz est interpellé dans sa villa d’Uccle et placé en détention préventive pour six mois.
Pour Clara, qui résidait encore à Château de Soleils le 30 mai 1997, cette intervention policière sera le début d’un « après » pour l’OKC. « Avant, c’est un peu le rêve doré, une espèce d’utopie où Spatz, c’est un peu le roi soleil. Et après ça, il y a vraiment un changement d’ambiance. Comme si le monde extérieur était en guerre contre nous« . Ce jour-là, elle et les autres enfants d’OKC sont interrogés par des gendarmes. Elle a été incapable de donner son identité : « La première chose que les policiers nous ont demandée, c’était notre prénom, nom de famille, date de naissance. Et moi, j’étais incapable de resituer ces informations-là sur moi« . Clara, comme les autres, ne connaissait que son nom de famille tibétain, attribué par Robert Spatz à la naissance. « On était complètement à l’ouest. On se rendait compte qu’on était tous domiciliés à Bruxelles, rue de Livourne, alors qu’on n’y habitait pas« , ajoute Clara.


Après ces perquisitions, une enquête sociale est lancée à Château de Soleils, ce qui poussera à un changement dans l’éducation des enfants sur place. « Quand les juges ont fait cette enquête, ils ont prouvé que j’étais trop petite et trop maigre pour un enfant de mon âge« , détaille Clara. La jeune femme restera à Château de Soleils jusqu’à ses 16 ans avant de rentrer à Bruxelles et de continuer à vivre au sein de la communauté jusque 2016. Sarah aura grandi au domaine de Castellane de ses 7 à 20 ans. Elle quittera la secte OKC à l’âge de 29 ans, après un déclic lors d’un voyage.
Procès
L’instruction pour cette affaire de l’OKC aura duré 18 ans. Le procès contre Robert Spatz débute en janvier 2016. Sarah, avec d’autres membres de l’OKC, s’est constituée partie civile. Clara, à cette époque-là, est dans une situation financière qui l’empêche de se joindre à la partie civile. Retournée auprès de sa mère, qui réside dans les locaux de l’OKC à Bruxelles, la jeune maman cherche avant tout à prendre son autonomie financière pour pouvoir se détacher de la secte.
Mi-septembre 2016, le tribunal correctionnel de Bruxelles rend son jugement : Spatz est reconnu coupable de prise d’otage de mineurs d’âge, d’abus sexuels sur mineurs et de faits de criminalité économique. Il est condamné à une peine de quatre ans de prison avec sursis assorti d’une période d’épreuve de cinq ans. Une saisie d’un million d’euros sur ses biens est également demandée, quatre millions si récidive. « À ce moment-là, ça paraissait vraiment être une victoire« , raconte Clara.
Robert Spatz fait appel du jugement qui sera cassé en 2018 pour cause d’irrégularités dans la procédure. Après un passage par la Cour de cassation qui ordonne le réexamen du dossier par la Cour d’appel de Liège, Spatz, qui n’a été présent à aucun de ses procès, est condamné en 2020 à cinq ans de prison avec sursis et à une amende de 5 500 euros. Ses « lieutenants » dans la secte ont quant à eux été acquittés. « C’était vraiment bien d’avoir gagné, mais il restait beaucoup de déceptions. Les parties civiles ont gagné, mais avec un goût amer« , explique Sarah.
Aujourd’hui, Clara et Sarah sont toutes les deux sorties de l’OKC et n’entretiennent plus de lien avec Robert Spatz. Sarah continue d’informer sur l’Ogyen Kunzang Chöling et les agissements de Robert Spatz à travers l’Association Chardons Bleus, constituées de personnes se reconnaissant comme victimes. « Il y a beaucoup de colère vis-à-vis du fait qu’on a été livré au service d’un système abusif. On a été sacrifié dans ce système où il y avait des ambitions qui nous dépassaient largement« , conclu Clara.
D’après les informations de Clara et Sarah, Robert Spatz résiderait à Malaga, dans une « grande villa » entouré de ses disciples de l’OKC qui continuent de lui vouer un culte. « Il donne encore des petits enseignements. Il a encore pas mal d’emprise directe et indirecte à la rue de Livourne« , précise Sarah. « Ceux qui ont pu prendre conscience de gravité des abus ont retiré leur confiance. Mais il y a quand même un noyau dur qui est resté autour de lui« , confie Clara. Le nom du centre a été changé en 2024 pour devenir le Centre Bouddhique Mahayana. En France, une instruction lancée en 2017 est toujours en cours.
(*noms d’emprunt)