Le drapeau européen célèbre ses 70 ans : une légende textile.
Le drapeau européen, symbolisé par un tissu bleu orné de douze étoiles dorées, fête ses septante ans le mardi 9 décembre. Adopté en décembre 1955, il ne représente pas un projet politique national, mais une union sans empire basée sur des valeurs morales partagées.
C’est l’histoire d’un drapeau bleu, décoré de douze petites étoiles dorées, qui n’a jamais conquis d’empire, ni mené d’armées, ni flotté en tant qu’étendard sur des champs de bataille. Un drapeau sans guerre, sans héros, sans victoires militaires. Pourtant, il est sans doute le symbole le plus inattendu, le plus fragile et le plus persistant de l’Europe contemporaine. Il célèbre ce mardi 9 décembre ses soixante-dix ans. Un âge respectable pour un emblème n’ayant jamais eu besoin de clairon ni de champ de bataille.
Un emblème qui s’est enraciné par la continuité et la patience d’étoiles tranquilles, en cercle, qui rassemblent plutôt qu’elles ne dominent. Parce qu’il ne se hisse pas pour vaincre, il se déploie pour être reconnu.
Cependant, le grand récit ne débute pas en 1955, même si cette année marque la naissance officielle du drapeau européen tel que nous le connaissons. La réalité est plus complexe.
Tout commence bien avant, dans les années 1920. À cette époque, l’idée d’un continent pacifié, d’une « Europe politique », émerge avec une admirable naïveté. Cela se traduit par plusieurs esquisses de symboles d’union, comme un drapeau paneuropéen en 1923 ou un drapeau des États-Unis d’Europe en 1930, ainsi que quelques emblèmes imaginés par des humanistes espérant un continent unifié par la diplomatie plutôt que par la guerre.
Après 1945, le traumatisme est total. L’Europe est un champ de ruines tant morales que matérielles. Le Conseil de l’Europe, fondé en 1949, souhaite un symbole capable de représenter un espace pacifié, sans lien avec une armée ou une capitale.
Plusieurs designers s’y attellent. Camille Manet, typographe alsacien, propose un premier motif en août 1949. Salvador de Madariaga, écrivain, diplomate et visionnaire, soumet un projet en 1951. Le symbole prend forme et annonce les balbutiements d’un mode d’expression commun.
La proposition de Madariaga est visionnaire. Sur fond bleu, une constellation de petites étoiles dorées représente les nations européennes, non pas par leur nombre, mais par leur emplacement géographique, chaque étoile correspondant à une capitale souveraine en 1938. Strasbourg, future capitale symbolique du Conseil de l’Europe, se distingue par une étoile légèrement plus grande, rappelant son rôle dans la réconciliation continentale.
Madariaga refuse volontairement les frontières et les tracés nationaux, sans silhouettes de pays ni cartographie politique. La forme devait s’imprimer naturellement dans l’esprit, « engraver itself on the mind ». L’Europe devait être reconnue par ses villes plutôt que par ses murs, favorisant la position des capitales sur la rigidité des lignes. Les étoiles, parfois à huit pointes, indiquent les directions cardinales, évoquant un compas intérieur guidant une Europe encore en construction.
On touche là à une grande intelligence symbolique : Madariaga désirait un drapeau sans frontières visibles, pour ne pas sanctifier ce qui sépare, mais pour suggérer ce qui relie. Une Europe dessiné par ses lumières et ses capitales plutôt que par ses douanes. Ce drapeau n’était pas un symbole guerrier, mais un signal d’orientation.
La ligne claire finit par émerger : des étoiles dorées, disposées en cercle, sur fond bleu azuréen. Pourquoi douze ? Pour évoquer l’harmonie, la perfection, la stabilité, la fraternité. Douze comme les mois, les heures, les constellations et… les apôtres.
Les douze apôtres, référence culturelle ancrée dans l’Europe d’après-guerre, où nombre des partis fondateurs sont d’inspiration chrétienne-démocrate. Le PSC/CVP en Belgique, la DC en Italie, le MRP en France, la CDU en Allemagne, et d’autres familles politiques convaincues que la réconciliation européenne doit s’appuyer sur des valeurs morales communes.
Le nombre douze se révèle judicieux puisque, en 1955, l’Europe institutionnelle n’est pas un simple exercice comptable. Six États coopèrent au sein de la CECA (première matrice supranationale, bientôt complétée par la Communauté économique européenne en 1957 et le traité de Rome) tandis qu’une quinzaine siège au Conseil de l’Europe. La constellation incarne une ambition bien plus qu’elle ne reflète un simple comptage.
Adopté en décembre 1955, le drapeau flotte devant les bâtiments institutionnels. Il n’est pas hissé lors des commémorations de la Seconde Guerre mondiale, ne couvre aucun cercueil patriotique, n’engendre aucune parade. C’est un drapeau presque timide, qui avance en silence, dépourvu de mythologie, de folklore, ou de tradition militaire. On dirait plutôt un anti-drapeau, modeste dans son apparence, redoutable dans son soft power.
Trente ans plus tard, le 29 juin 1985, la Communauté européenne s’en empare. Pour la première fois, un drapeau représente un projet politique non national, une union sans empire, une souveraineté partagée, une démocratie sans conquête, où le bleu devient familier.
Peu à peu, le symbole trouve sa place. Sur les passeports, les plaques d’immatriculation, les façades institutionnelles, les écoles européennes, les missions humanitaires. Ce n’est ni spectaculaire ni une montée en régime patriotique. C’est un ruissellement symbolique, presque ritualisé, infiltré dans le quotidien. Peu de drapeaux acquièrent leur légitimité par la répétition des usages plutôt que par des batailles ; celui-ci y parvient sans hausser la voix.
Ce drapeau n’a pas de peuple unique, mais une histoire sensible. Il se brandit en Biélorussie en 2007 pour revendiquer plus de liberté. Il est brandi en Ukraine, sur la place Maïdan, comme un talisman démocratique. À Varsovie et Budapest, il défend l’État de droit, rappelant que la liberté ne peut être une variable d’ajustement. Il apparaît à Londres, au lendemain du Brexit, mixant mélancolie et espoir. Un drapeau sans nation devient un drapeau d’appartenance, non pas pour célébrer Bruxelles, mais pour maintenir l’idée que coexister est possible.
Dans l’histoire des emblèmes, ce drapeau est une fascinante anomalie. Il n’est ni né de révolution, ni d’un royaume, ni d’une mission divine, mais d’un refus de renouer avec les charniers.
Conçu non pour galvaniser, mais pour prévenir l’irréparable, il est une bannière de négociation, d’ingénieurs et de juristes croyant que l’histoire peut évoluer vers une meilleure administration.
On dit souvent que l’Union n’a pas encore de véritable peuple, contrairement aux États-Unis. Cela est peut-être vrai. Cependant, ce drapeau a accompli ce que des nations échouent souvent à réaliser : devenir familier, presque quotidien. Il est devenu un repère affectif, comme une chanson qu’on reconnaît dès la première note.
À un moment où Donald Trump et diverses forces nationalistes en Europe envisagent une fragmentation méthodique du projet commun, ce drapeau rappelle qu’il ne s’agit pas de défendre une frontière, mais d’une manière de vivre ensemble dans le monde, de rassembler.
Il est difficile de dire si, dans cinquante ans, les historiens affirmeront encore que ce drapeau n’a jamais pris part à une guerre. Mais il est d’ores et déjà certain qu’il a empêché bien plus de conflits que l’on ne peut en compter.

