La poétesse Soline de Laveleye interroge : « Combien d’oiseaux partis et d’enfants aussi ? »
Soline de Laveleye est née à Bruxelles. Son livre de poésie intitulé Par les baleines a été publié cette année chez Gallimard.
Il faudrait, m’a-t-on dit
un poème pour la route
car nous sommes aux confins d’une année
et peut-être du monde
– un poème, vraiment ?
C’est un chœur qu’il faudrait, la force d’un nous
un rite funéraire, une hospitalité
Il faudrait une géante
aux paumes de coton
aux doigts d’araignée
et la délicatesse
des embaumeurs
des vieilles mamans
quoi d’autre ? Quand
tout fume, calcinées vos maisons
Rorschach depuis les satellites votre sang
osselets vos souvenirs, ossuaires vos enfants
Il faudrait un chant
tressé de toutes les langues
et surtout les mineures
celles en voie d’extinction
et la vôtre, fil d’or
– oh la rumeur des êtres disparus, comme elle va droit au ventre
que reste-t-il d’autre ?
combien d’oiseaux partis et d’airs appauvris
combien d’enfants aussi – vos gorges sont noyées
et vos ombres ont passé le niveau de la mer
Il faudrait des silex
des lucioles, des silences
plus longs que le lin nécessaire
à vos sépultures
minutes, heures, jours de silence
années-lumière – oh leurs essaims d’étoiles, et comme leur force lente ravive des ciels en
nous
quoi d’autre, sinon
pour coucher
les voraces, retirer le poison
incendier les gibets de la peur
Oui, il faudrait chanter
broder, allumer, égrainer
tous vos noms à la suite
– vos noms de Gaza, d’Al Fasher, de Goma, de Rio, du Sahel, de Kaboul et d’Iran, des centres
fermés et de Guantanamo, d’Ukraine, du Xinjiang, d’Haïti et d’Hébron, des écoles, des refuges et des hôpitaux, des théâtres, de la rue, des radeaux, des savanes, des forêts, des rivières et des plaines, du Yémen, de Syrie, de Lesbos, de Lybie, de partout –
tous vos noms
les dorer par l’encens et la myrrhe
que restera-t-il, sinon
de nos marches et de nos flammes
que restera-t-il de notre visage
et sa capacité à capter la lumière ?
Oui, il faudrait danser
pour chacune et chacun d’entre vous
graver des pardons et lever des couronnes
danser pour ruer – ne jamais s’habituer –
battre pieds de tonnerre et bras d’hirondelles
sinon quoi ?
quand tout est sous verre
et que tout se monnaie, l’eau, les pierres
les corps et les voix, la peine et la liesse
Il est temps d’adoucir les épaules
mettre le front à terre et trouver de l’espace
dans les chambres du cœur
pour y convier
les mortes et les morts
et les vivantes, les vivants aussi – oh la vie, si tenace et si nue, la vie claire
quoi d’autre, sinon ?
sa splendeur déchirante
bien plus haute que les murs, que les lances
plus légère qu’une plume, la vie bonne
Il faudra l’envelopper de la soie
de nos souffles et de mots nettoyés
puis se retirer sur la pointe des os
– qu’un automne de ses feux et sa terre odorante
tout emporte
et formule des adieux flamboyants
et les sorts – sinon quoi ?
pour qu’après l’hiver d’autres s’éveillent
ni pesantes, ni bruyants, ni avides, ni pressés et plus tendres et plus sages
pour que vous ne trembliez plus, ou seulement saisi·e·s
par la beauté qui vient lorsqu’enfin rendue
la joie
déploie sa résistance
et qu’elle rejoue en nous
ses partitions secrètes
Soline de Laveleye est née à Bruxelles. Diplômée en lettres et en anthropologie, elle tisse des liens entre la poésie, le vivant et l’imagination. Par les baleines, c’est le titre de son livre de poésie publié cette année chez Gallimard.

