La miraculeuse survie de l’abbaye de la Cambre

La création d’une abbaye procède souvent d’un alignement des astres, note l’archéologue Patrice Gautier qui étudie les lieux. La Cambre en est un bon exemple. Sa situation répond aux besoins matériels avec le bois, l’eau, les carrières de pierre et des terres agricoles environnantes, et aux soucis spirituels de quiétude et d’isolement. La moniale Gisèle, dont on connaît peu de choses, si ce n’est ses origines aristocratiques, s’inscrit dans le contexte brabançon et s’en va frapper aux portes de l’abbaye de Villers qui va soutenir son projet. De leur côté, les Ducs du jeune duché de Brabant sont également heureux d’encourager et de pouvoir s’appuyer sur de puissantes institutions religieuses qui sont autant de pions jalonnant leur territoire. Soulignant cela, je ne dis pas que les origines de l’abbaye de la Cambre sont politiques ; on constate cependant que des enjeux spirituels, politiques et économiques se sont parfaitement rencontrés. Je rajouterais que les cisterciennes profiteront de leur situation pour s’intégrer dans le tissu économique local ; le surplus de leurs récoltes pouvait être vendu à la ville qui se développe non loin de chez elles et qui en a besoin : Bruxelles.

Les débuts de l’abbaye ressemblent en effet à une success story. En à peine un siècle, les moniales sont près d’une centaine à défricher les lieux, cultiver les terres, structurer les viviers – qui formeront plus tard les étangs d’Ixelles –, bâtir leur église et leur cloître, monter leur école, établir leur infirmerie. Très vite, leurs terres, forêts, étangs et prairies s’étendront sur des dizaines d’hectares, principalement issus de donations. Les cisterciennes posséderont de nombreuses fermes, ainsi que des granges et auront l’honneur de partager en leurs murs le quotidien de sainte Alice de Schaerbeek († vers 1250), ainsi que de l’évêque saint Boniface († 1261) qui s’y réfugiera à la fin de sa vie.

Photos Bernard Demoulin : Reportage sur l'abbaye de La Cambre en compagnie de Patrice Gautier (© Bernard Demoulin)
Patrice Gautier, archéologue (© Bernard Demoulin) ©© Bernard Demoulin

Au péril de l’Histoire

La Cambre n’échappe cependant pas aux tempêtes de la fin du XVIe siècle, période de guerres et de famines. Prise d’assaut par les calvinistes en 1578, l’abbaye sera brûlée en 1581 par les troupes du gouverneur espagnol Alexandre Farnèse, qui redoutait qu’elle ne tombe dans les mains des protestants. “C’est finalement grâce à un emprunt de 10 000 florins, au soutien et à l’argent de Philippe II d’Espagne, puis des archiducs Albert et Isabelle, qu’elle fut largement reconstruite, raconte encore Patrice Gautier. Le bâtiment du dortoir qui jouxte la galerie orientale du cloître est alors reconstruit sur les fondations de l’ancien.

Durant des décennies, l’abbaye passe cependant par le chas de l’aiguille et échappe de peu aux périls des conflits. Connectée au village d’Ixelles à la fin du XVIIe, profitant de son riche patrimoine, elle retrouve cependant la prospérité et engage au XVIIIe de très importants travaux de rénovation encore visibles : quand on les observe depuis l’actuelle cour d’honneur, les bâtiments de l’ancienne abbaye entourant l’église médiévale relèvent en effet de cette période. Les moniales n’en profiteront cependant que très peu : en 1796 sous le Directoire, et par décret de la République, la Cambre est supprimée. Ses possessions sont vendues comme biens nationaux et la cinquantaine de ses religieuses sont réduites à l’état laïque.

Tout au long du XIXe, la ville grignotera sur les territoires de l’ancienne abbaye qui s’étendaient encore sur 120 hectares avant sa suppression. C’est une succession de miracles qui permettront cependant au site de perdurer jusqu’à nous.

Photos Bernard Demoulin : Reportage sur l'abbaye de La Cambre en compagnie de Patrice Gautier (© Bernard Demoulin)
Cloître de l’abbaye. ©© Bernard Demoulin

Le geste de Léopold II

En 1797, poursuit en substance Patrice Gautier, un certain Michel Simons acquiert le lieu et projette de le restructurer pour y bâtir sa résidence de campagne. Les dépenses de son épouse et la crise de 1810 qui le ruinent en décideront autrement. L’État reprend la barre et installe à la Cambre un dépôt de mendicité qui accueille des centaines, parfois des milliers de pauvres, de malades et d’indigents. En 1874, l’école militaire prend le relais, transforme le cloître en réfectoire, une partie de l’église en gymnase et démolit d’anciens bâtiments.

De nouveau, “alors que le transfert de l’École militaire avenue de la Renaissance est décidé [au début du XXe], le ministère de la Guerre [songe à] raser ‘ce ramassis sans nom de constructions vétustes et branlantes’, de combler le vallon afin d’y construire des immeubles de rapport […]. Le roi Léopold II s’impliquera personnellement pour préconiser le maintien intégral des bâtiments à disposition des services de l’armée et la transformation du champ d’exercices en jardin public.” (1) La “Ligue des amis de la Cambre”, une paroisse, l’École d’art de la Cambre ou l’Institut géographique national, qui occuperont notamment les lieux, préserveront le site jusqu’à ce jour.

En définitive, “parmi les monastères cisterciens qui ont été édifiés à la périphérie de Bruxelles dans le courant des XIIIe et XIVe siècles, l’abbaye de la Cambre […] est la seule à nous être parvenue dans un bon état de conservation.” (1) Oasis désormais située au cœur de la ville, lieu de culture, de prière et de loisirs, elle témoigne à elle seule de six siècles d’histoire brabançonne.

Photos Bernard Demoulin : Reportage sur l'abbaye de La Cambre en compagnie de Patrice Gautier (© Bernard Demoulin)
Chapelle à l’intérieur de l’abbaye. ©© Bernard Demoulin

(1) Voir la brochure intitulée “L’abbaye de la Cambre”, éditée par le Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, Direction des Monuments et des sites, et rédigée par Thierry Demey.

Marcher au cœur du site offre de parcourir en quelques minutes des siècles d’histoire et d’architecture

L’IGN (l’Institut géographique national) ayant quitté le site, l’École nationale supérieure des arts de la Cambre allant y accroître sa présence et l’Église Notre-Dame réaménageant certains de ses bâtiments, la Région bruxelloise a confié une mission d’archéologie préventive aux Musées royaux d’Art et d’Histoire pour le compte de Urban. brussels.

Menée par l’archéologue Patrice Gautier et une petite équipe, cette mission permet d’établir un inventaire patrimonial de la Cambre d’une précision inédite (certains espaces intérieurs n’avaient, par exemple, jamais été inventoriés). « Sur le site, le Palais abbatial, l’église et le cloître sont entièrement classés, mais les autres bâtiments n’en sont pas moins intéressants et nous y réalisons des découvertes passionnantes« , souligne l’archéologue.

« Nous avons pu, par exemple, découvrir que la taille originelle du cloître correspond exactement à celle de l’abbaye de Villers. Cela témoigne de la filiation entre les deux lieux, les moines de Villers ayant accompagné, soutenu et construit la Cambre. Si l’on se place dans ce même cloître, on peut remarquer sur l’aile orientale de très anciennes corniches qui datent du premier bâtiment et sont donc un vestige, très rare à Bruxelles, du début du XIIIe siècle. Nous avons réalisé une autre découverte intéressante. La dernière campagne de décapages et restauration des enduits extérieurs a mis au jour les vestiges d’un édifice principalement construit en pierres rouges et blanches, percé d’une suite de baies datant de la même période. Plusieurs autres vestiges de ce bâtiment ont aussi été repérés dans l’actuelle construction. Et, de nouveau, nous avons remarqué que cette aile médiévale est apparentée à certains bâtiments de l’abbaye cistercienne de Villers. Nos campagnes d’investigation permettent donc de mieux comprendre la manière dont l’abbaye s’est développée.« 

Photos Bernard Demoulin : Reportage sur l'abbaye de La Cambre en compagnie de Patrice Gautier (© Bernard Demoulin)
La cour d’honneur de l’abbaye avec le palais abbatial au fond. ©© Bernard Demoulin

La recherche du prestige

Marcher au cœur du site de la Cambre offre de parcourir en quelques minutes des siècles d’histoire et d’architecture. L’église dont les travaux ont débuté au milieu du XIVe siècle porte le témoignage, par sa nef unique pensée avec austérité, de la rigueur cistercienne. De son côté, la sévère façade gothique qui remonte au tournant des XIVe et XVe siècles s’est laissé recouvrir, à ses pieds, d’un portique d’inspiration baroque du XVIIIe, alors que l’abbaye tenait à témoigner de son prestige.

Il suffit d’ailleurs de se placer au cœur de la cour d’honneur pour admirer les bâtiments alentour qui témoignent, à eux seuls, de l’évolution notable au XVIIIe siècle des abbayes dans les Pays-Bas méridionaux. Bénéficiant d’une période de paix relative, ces abbayes se sont enrichies, modernisées et agrandies. Les pouvoirs politiques catholiques les encouragent et les financent de surcroît, soucieux de témoigner de leur rayonnement. Cette période de croissance modifie fortement la vie des moniales et le rôle des abbesses qui, au fil des siècles, n’a cessé de gagner en importance. En conséquence, alors qu’elles étaient originellement logées près des autres moniales, ces abbesses bénéficient progressivement de bâtiments qui leur sont dédiés. Dans le cas de la Cambre (en 1760), la dernière version de leur quartier prend des allures seigneuriales. En effet, c’est en 1760 qu’elles édifient le palais abbatial qui orne aujourd’hui le fond de la cour d’honneur, face à la porterie. Les moniales de la Cambre en profitent pour moderniser leurs locaux, les rendre plus prestigieux, lumineux et aérés. C’est ainsi que cette zone d’accueil se transformera, durant ce XVIIIe siècle, en véritable cour d’honneur. L’abbaye, originellement articulée autour du cloître, s’est alors recentrée autour de cette cour d’honneur et du palais abbatial. Les recherches archéologiques en cours permettent de comprendre comment les bâtiments du XVIIIe, toujours en place, ont intégré les bâtiments précédents. Au fil des études, c’est donc toute l’histoire d’une abbaye médiévale qui émerge des méandres du temps.