”La crise climatique constitue la question sociale de notre siècle”
La ministre sortante de l’Environnement, Zakia Khattabi (Écolo), présente le rapport pour une « transition juste ». Pour parvenir à atteindre les objectifs de décarbonation tout en veillant à la protection des plus vulnérables, le document propose une série de recommandations dirigées à l’attention des acteurs politiques et de la société civile.
- Publié le 02-02-2025 à 08h05
- Mis à jour le 02-02-2025 à 08h36
Tour des Finances. Cinquième étage. Dix heures tapantes. Des cartons éparpillés aux quatre coins d’un bureau vide où les tableaux ont été soigneusement détachés des murs blancs. Zakia Khattabi se prépare à raccrocher ses crampons de ministre, pour retourner siéger au parlement bruxellois. Pour cause : à quelques centaines de mètres, l’Arizona s’apprête à investir la Rue de la Loi. L’écologiste part tout de même avec un dernier Graal à transmettre à son successeur : la synthèse de deux ans de réflexion sur la transition « juste » qui a réuni un Haut comité scientifique, des administrations fédérales et un panel de citoyens tirés au sort. « Une première au niveau européen« , indique la Bruxelloise. Organisé sous l’égide de l’Institut fédéral du développement durable (FIDO), ce travail de 90 pages ne propose pas moins de 180 recommandations visant à allier justice sociale et climatique. Entretien.
Quelle est la genèse de ce rapport ?
Dans l’accord de la Vivaldi, il était prévu de mettre en place une réflexion démocratique et collective autour de la transition. Cette synthèse est le fruit d’un travail de longue haleine. L’idée restait de mettre tous les acteurs ensemble : scientifiques, citoyens, associations, administrations. Car, culturellement, le problème avec les politiques climatiques est qu’on les considère comme un enjeu simplement environnemental. Or, ce n’est pas vrai. Il s’agit aussi d’un défi financier, de santé publique, de mobilité. En bref, la crise climatique ne constitue pas une niche. Elle concerne tout le monde. Je précise qu’aucune des recommandations n’émane du cabinet. J’ai juste été la cheffe d’orchestre.
Cette synthèse arrive un peu tard… Vous souhaitez que ce document devienne une feuille de route pour le prochain exécutif ?
J’espère. Je le transmettrai en tout cas au futur gouvernement. Je vais également l’envoyer à l’ensemble du parlement et aux différents ministre-Présidents.
Le but de ce travail reste d’atteindre les « objectifs de durabilité tout en garantissant la justice sociale et une attention aux plus vulnérables ». Comment y parvenir ?
Via une approche globale. Considérer que la réponse à la crise climatique relève uniquement des politiques environnementales, sans prendre la mesure dans d’autres secteurs, serait injuste. Le rapport imagine le contraire. Cependant, la plus grosse difficulté réside dans les changements apportés qui sont souvent vécus comme une contrainte.
Faut-il alors penser le problème environnemental comme un problème social ?
Absolument. La crise climatique constitue la question sociale de notre siècle. Elle vient se greffer à une série d’inégalités préexistantes. Elle les exacerbe. Regardez la qualité de l’air dans les quartiers populaires. C’est une question sociale. Mais aussi un enjeu géopolitique. La prochaine vague migratoire sera liée au réchauffement planétaire. La raréfaction de certaines matières premières dans des régions du Sud va indéniablement amener des conflits et des déplacements de population. Un choix devra être fait. Il faut entamer une véritable révolution culturelle afin d’appréhender la question climatique comme un problème multiple.
Qui payent aujourd’hui le plus le prix de l’inaction ?
Les classes populaires demeurent les premières victimes… Il suffit de voir les inondations à Verviers. Les sinistrés étaient issus des populations pauvres habitant le long de la Vesdre. Pas de celles qui résidaient dans les villas quatre façades sur les hauteurs.
Le rapport soumet plusieurs idées qui risquent d’être indigestes pour les classes moyennes et populaires. Comme la fameuse augmentation de la tarification routière selon le principe du pollueur-payeur. Comment proposer un projet écologique souhaitable pour tout le monde ?
Le gouvernement ne peut pas demander aux gens de laisser tomber leurs voitures et, en même temps, désinvestir dans la SNCB. C’est impossible. Ces 180 recommandations doivent s’inscrire au sein d’un cadre global, pris en charge par le politique. Une transition juste, c’est faire en sorte que, quand monsieur et madame font leurs courses pour remplir leur assiette, ils aient le choix d’un produit sain moins cher que de l’industriel. Du coup, le levier, proposé dans le rapport, par exemple, c’est de supprimer la TVA sur les aliments de base. La question de la justice environnementale va de pair avec la question de la justice sociale. Quelque part, si des vêtements low-cost se vendent, c’est parce que des travailleurs low-cost existent.
Quand on lit cette synthèse, il est surtout question de renforcer l’État social. Les projets de l’Arizona vont-ils en sens inverse à ce que prône ce rapport ?
Je pense. C’est l’État-providence qui permet d’organiser une écologie juste. Le rapport recommande de mieux réguler les marchés agricoles, de favoriser l’accès au vélo pour les populations défavorisées ou bien investir dans les logements sociaux durables. D’un autre côté, l’Arizona prépare un détricotage pur et simple de la chose publique. Cela engendrera une kyrielle de répercussions qui vont faire mal à la cohésion sociale. Conséquence, la transition sera encore plus impopulaire qu’auparavant.
L’État social a fonctionné en Belgique pendant des années. On ne peut pas dire que la planète s’en porte mieux…
Tout à fait. Car cela s’inscrivait dans le modèle de croissance, productiviste, extractiviste, consumériste. Le changement climatique nous force à repenser le système pour qu’on puisse maintenir un certain niveau de confort. Si vous ne pensez pas à l’ensemble, tout l’édifice se retrouve mis à mal. À un moment donné, nous devons prendre conscience que nous avons tous profité de l’industrialisation et de ses fruits. Celle-ci a des limites. Pourtant, la sécurité sociale, historiquement liée à ce même modèle, reste une thématique clé de ce rapport. Il faut donc s’interroger sur sa place dans un monde décarboné. Un nouvel univers arrive aussi pour les solidarités institutionnelles. Ça ne signifie pas que je suis pour laisser la dette filer. Mais le choix responsable reste d’investir et de soutenir maintenant les plus vulnérables via les politiques publiques, pour éviter les trous budgétaires de demain.
Vous craignez que les différents gouvernements ne soient guidés que par des calculs court-termistes ?
Oui, car, au moment où il va falloir payer l’addition, ils ne seront plus là. L’enjeu de la transition aujourd’hui, c’est la gouvernance et la cohérence de l’ensemble des politiques. Ces 180 recommandations peuvent servir de boussole pour l’action gouvernementale. Dorénavant, la Belgique dispose d’une photographie des efforts que la société civile, les citoyens, les corps constitués, sont prêts à consentir. Ce travail reste un exercice inédit en Europe. C’est une bouteille à la mer pour les prochains ministres. Alors évidemment, pour trouver la mer dans l’Arizona… ce n’est pas gagné.