La Belgique fait face à une montée des inégalités depuis la crise financière
Un livre baptisé « Inégalités en Belgique, un paradoxe » (Lannoo) tord le cou à l’idée générale que les inégalités n’ont pas grandi en Belgique ces dernières années. Après quatre ans d’études, une douzaine de chercheurs et professeurs d’universités montrent que depuis la crise financière, les inégalités de revenus ont au contraire fort augmenté. État des lieux.
- Publié le 01-03-2025 à 19h46

Longtemps, la Belgique s’est vue comme une île d’égalité perdue dans un océan de disparités croissantes. Les rapports internationaux la classaient parmi les pays les plus égalitaires, aux côtés de pays nordiques comme la Suède et la Finlande. Cette image flatteuse, relayée par les statistiques officielles, s’est imprimée dans l’imaginaire collectif.
Pourtant, au détour d’une question parlementaire de l’opposition en commission des Finances à la fin janvier, on apprend l’existence d’une étude longue de quatre ans révélant que « les enquêtes de revenus sont incomplètes » et que « les inégalités de revenus sont plus importantes qu’on ne le pensait. » Le ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD & V), sous la Vivaldi, devenu aujourd’hui ministre du Budget, n’a ni infirmé ni confirmé la conclusion de l’étude en question. Il s’est contenté de dire que « l’administration n’a encore mené aucune enquête à ce sujet » et qu’elle « pourrait le faire dans le futur. » Ce pourrait être utile, en effet, surtout pour objectiver les débats autour de la taxation du patrimoine dont certaines composantes sont déjà lourdement sujettes à l’impôt (par le biais des droits de succession et d’enregistrement). L’enquête dont il était question lors de cet échange en commission fait l’objet d’un ouvrage publié en Flandre en décembre 2024 et passé inaperçu en Belgique francophone. « Inégalités en Belgique : Un paradoxe ? », livre piloté notamment par le professeur André Decoster (KULeuven), l’un des économistes les plus régulièrement consultés en Belgique par le monde politique, révèle que derrière la façade d’un pays préservé des écarts grandissants, se cachent des réalités bien plus troublantes.
Un écran de fumée statistique
Le paradoxe belge repose sur un décalage flagrant entre perception et réalité chiffrée : de nombreuses personnes ressentent une montée des inégalités que les indicateurs traditionnels ne corroborent pas. Le coefficient de Gini utilisé pour évaluer la répartition des richesses suggère en effet une grande stabilité. Pour rappel, « la valeur du coefficient de Gini est comprise entre 0 et 100. Dans une distribution parfaitement équitable, où tout le monde a le même revenu, le Gini est égal à zéro. En revanche, dans un scénario d’inégalité absolue, le Gini est égal à 100« , explique-t-on dans le livre d’André Decoster et ses confrères Koen Decancq (UAntwerpen), Bram De Rock (ULB et KULeuven) et Paula Gobbi (ULB). Depuis les années 80 et jusqu’en 2023, cet indice reconnu universellement oscille entre 24 et 30 en Belgique. Une illusion ?
C’est la question que posent les auteurs de l’ouvrage. Pour ces derniers, en effet, l’indice Gini repose sur des enquêtes de revenus qui sous-estiment de manière criante les inégalités des revenus du patrimoine. Ces enquêtes se focalisent, selon eux, sur les revenus du travail et ignorent largement ceux du capital, offrant ainsi une vision partielle de la répartition des richesses. Les fortunes s’accumulent, en effet, davantage par l’héritage et les investissements que par le seul salaire. De plus, croient savoir les auteurs de l’étude, les contribuables plus riches se montrent généralement peu enclins à divulguer la hauteur de leurs avoirs; ce qui biaise encore davantage ces études. C’est en intégrant d’autres sources – déclarations fiscales, comptes nationaux et analyses patrimoniales –, notamment les données de Statbel et de la Banque centrale européenne (BCE), que les chercheurs ont mis au jour une réalité plus brutale : l’inégalité en Belgique est bien plus élevée qu’on ne le pensait et s’accroît depuis la crise financière de 2008.
Le grand basculement : du travail au patrimoine
Dans certains pays, comme les États-Unis ou l’Allemagne, les écarts se creusent principalement à cause des inégalités dans les revenus du travail. En Belgique, c’est la répartition des revenus du patrimoine qui fait la différence. Depuis 2010, les revenus du capital ont augmenté plus vite que le revenu national et leur concentration s’est accélérée. Juste une donnée parmi d’autres : « en 2022, le Gini pour le revenu du travail était de 64,9, alors que celui du revenu du capital était supérieur de plus de 30 points« , explique l’auteure de cette partie d’étude Sarah Kuypers (UAntwerpen). On est loin, très loin, des chiffres généraux de l’indice Gini pour la Belgique…
Depuis la crise financière, en somme, les écarts se creusent. Les dividendes, les bénéfices d’entreprises non distribués et les placements financiers (qui bénéficient surtout aux plus aisés) ont progressé tandis que les placements sécurisés accessibles aux classes moyennes et populaires, comme l’épargne ou les obligations d’État, ont vu leur rendement chuter à des niveaux dérisoires, peut-on résumer. La part des 1 % les plus riches dans le revenu national net (RNN) s’accroît, notamment grâce aux dividendes et aux bénéfices non redistribués. Le poids dans le RNN de ces deux dernières catégories a été multiplié par 2,5 sur les 20 dernières années. Alors que les salaires ont progressé d’environ 2 % par an… Mais ce sont surtout les épargnants qui ont trinqué puisque, sur les dernières années, leurs revenus vont… décroissant.
« Alors que le travail est lourdement taxé, le patrimoine bénéficie d’un régime plus clément, voire de niches fiscales qui perpétuent la concentration des richesses. »
Dans la foulée de la crise financière, la BCE a en effet entamé un cycle d’assouplissements monétaires de très longue durée qui a vu les rendements de l' »épargnant moyen » fondre comme neige au soleil. Aujourd’hui, encore, le taux moyen de rendement sur les dépôts est à peine supérieur à 1 % alors que l’inflation flirte avec les 2,5-3 % actuellement.
Ce basculement a été exacerbé par des décennies de politiques fiscales favorisant la détention de capital dont l’absence de taxation des plus-values n’est qu’un aspect. « Alors que le travail est lourdement taxé, le patrimoine bénéficie d’un régime plus clément, voire de niches fiscales qui perpétuent la concentration des richesses« , expliquent les auteurs. En d’autres termes, ceux qui possèdent déjà un patrimoine accumulent plus vite les revenus que ceux qui n’ont que leur force de travail. « C’est pour cette raison, sans parti pris politique, que le débat actuel autour de la taxation des épaules les plus larges prend tout son sens« , lance cette source de l’Institut des comptes nationaux (ICN).
L’illusion de la stabilité et le poids des politiques publiques
Si la Belgique est restée une anomalie statistique en matière d’inégalités, c’est grâce à la force de ses politiques de redistribution. Depuis les années 1980, impôts progressifs et transferts sociaux ont permis d’amortir les chocs économiques. Même lorsque des mesures d’austérité furent nécessaires, elles préservèrent les ménages les plus vulnérables. Cependant, cette tendance s’est infléchie ces dernières années. Sous le gouvernement Michel, les réductions d’impôts ont bénéficié uniformément à toutes les tranches de revenus, ce qui, en réalité, a favorisé davantage les hauts revenus, même si sous la Vivaldi, on l’a écrit, les revenus d’allocations sociales ont crû de 35 % en moyenne notamment pour faire face à la crise de l’énergie et la crise Covid. Globalement, notent les auteurs, la redistribution, autrefois un pilier, s’érode progressivement, laissant place à une augmentation latente des écarts.
Le logement : un facteur d’inégalités sous-estimé
Un autre élément éclaire le paradoxe belge : le logement. Si les inégalités de revenus semblent contenues, celles liées à la propriété se creusent dangereusement. « Le logement est un facteur majeur d’inégalités« , assènent Paula Gobbi (ULB) et Gérard Domènech Arumi (Vanderbilt University, USA), auteurs de cette partie de l’étude. Et ce, même si l’indice Gini pour la valeur du logement est relativement stable. Il existe cependant de très grosses disparités régionales et même entre Régions. « La Wallonie est ainsi la plus inégalitaire car elle compte le plus grand nombre de logements de faible valeur. À Bruxelles, l’inégalité est relativement faible mais beaucoup plus élevée en termes de surface habitable. » L’accession à la propriété devient de plus en plus difficile pour les jeunes et les ménages modestes tandis qu’un marché dominé par les investisseurs renchérit les prix. En découle « une spirale infernale« , notent les auteurs : ceux qui possèdent voient leur patrimoine croître à mesure que la valeur des biens immobiliers explose tandis que ceux qui louent consacrent une part croissante de leurs revenus à leur logement, réduisant leur capacité d’épargne et de mobilité sociale.
Un bémol en forme d’appel au monde politique : « la difficulté d’accès aux données cadastrales« , notent les auteurs qui demandent ainsi que cet accès soit amélioré dans le futur. Ce n’est pas tout : la localisation du logement est aussi cruciale pour l’accès aux biens publics tels que les écoles et les hôpitaux. L’étude a cartographié pour la première fois l’inégalité dans l’accès à ces biens publics, « et elle est plus élevée que l’inégalité des revenus« , relèvent les auteurs. Ces derniers ajoutent qu’il en va de même pour les facteurs autres que le revenu qui contribuent à déterminer le bien-être tels que la santé ou la répartition au sein des ménages. Les personnes isolées, forcément, souffrent davantage financièrement; ce qui ne se reflète pourtant pas dans les enquêtes globales qui ont tendance à ne pas distinguer les personnes seules des ménages dans les statistiques.
Un tournant inévitable ?
L’étude pose ainsi une question cruciale pour l’avenir de la Belgique : comment financer la sécurité sociale et assurer une redistribution équitable dans un monde où le capital supplante le travail ? Aujourd’hui, le financement du système repose encore essentiellement sur les cotisations sociales et l’impôt sur le revenu. « Mais à mesure que l’inégalité patrimoniale se creuse, ce modèle devient obsolète. Loin d’être une hérésie, une vraie réforme fiscale pourrait amorcer un retour à l’équilibre. L’enjeu n’est pas de niveler les richesses mais de garantir une justice sociale face aux nouvelles dynamiques économiques« , relève une de nos sources qui préfère garder l’anonymat. Une question s’impose alors : la Belgique, forte de son héritage redistributif, osera-t-elle prendre ce virage avant que le mirage de l’égalité ne se dissipe totalement ? Réponse dans les prochains mois, voire prochaines années…