Belgique

Jakuta Alikavazovic : l’éternel présent de la guerre, une grande obscénité

Au grand jamais est une fiction autobiographique qui travaille un certain nombre de souvenirs de l’auteure, prétés à sa narratrice. La triste réalité de la guerre est décrite comme un éternel présent.

Dans *Au grand jamais*, vous développez un récit qui mêle enquête, silences familiaux et renoncements, notamment à la poésie, tout en évoquant des moments d’illumination. Quel rapport au réel mettez-vous en avant dans ce roman qui, manifestement, touche à votre propre histoire et celle de votre mère ?

*Au grand jamais* est une œuvre de fiction autobiographique : j’y exploite certains de mes souvenirs que je prête à ma narratrice. J’utilise mon vécu, ou du moins ce que j’en retiens, pour bâtir un roman dont l’une des thématiques centrales est : *Comment transformer ce qui était un rêve de liberté pour une génération en une liberté tangible pour celle qui suit ?* Mon rôle de romancière consiste à rassembler les éléments dont je dispose (qui ne sont pas si nombreux dans beaucoup de familles immigrées), à m’installer là avec ma créativité et à me poser la question : *Et si…?* J’explore des fils narratifs, des fragments d’histoires. Ces récits, souvent marqués par des guerres et des traumatismes, qui n’ont pas trouvé de resolution, je les fais évoluer vers un dénouement.

Ce sont toujours les femmes qui prennent cher

Vous écrivez : « *en vérité les filles disparaissent depuis toujours, et cette soustraction est ce qui met en mouvement le poème épique, cette soustraction est ce qui met en œuvre la tragédie.* » La disparition évoquée dès les premières lignes du livre est donc une nécessité romanesque ?

Il me semble qu’il y a, depuis longtemps, une attention sur cette question. Pas d’*Iliade* sans l’enlèvement d’Hélène, pas d’Orphée sans la perte d’Eurydice. D’un coup, cette récurrence m’est devenue personnelle : la disparition est omniprésente ; elle m’unit au monde au lieu de m’en isoler. Toutefois, je ne peux m’y résoudre – c’est un scandale, une obscénité. Ce qui est déplorable, c’est que ce sont toujours les femmes qui en souffrent, depuis les fondations de la littérature occidentale jusqu’aux séries policières contemporaines (que je visionne beaucoup la nuit, en tant que petite dormeuse).

Parce que, à l’instar de votre narratrice, vous êtes une mauvaise dormeuse ?

Oui, je suis effectivement une très mauvaise dormeuse ! Je suis là, fébrile, car je n’ai pas beaucoup dormi. Cela dit, ces moments de réveil nocturne sont extraordinaires : on se trouve sur la frontière entre l’éveil et le sommeil. Ces phases sont idéales pour écrire… les idées émergent à ces instants précis. Mais après, il y a d’autres questions qui se posent : doit-on rallumer la lumière pour noter une phrase ? En sachant que si on allume la lumière, il est impossible de se rendormir… mais si on ne l’allume pas, la phrase s’évaporera. Le problème est que c’est toujours la phrase qui l’emporte, laissant place aux cernes !

Pour revenir au sujet : est-ce que, pour vous, écrire signifie affronter une forme de disparition ?

Je ne saurais dire si c’est vraiment l’affronter. C’est plutôt le déjouer, d’une certaine manière. Face à cette grande masse de disparitions, ma narratrice (qui me ressemble en effet sur plusieurs points) se répète en boucle : * »quelque chose finira bien par apparaître. »* Je crois que ce quelque chose est précisément l’espace du texte. Pour moi, le texte est l’endroit où quelque chose finit par se manifester.

Votre roman évoque également une autre disparition : celle de la Yougoslavie, ravagée par la guerre au début des années 1990. Votre narratrice admet n’avoir que peu de souvenirs fiables de cette période et même avoir tenté de les oublier. Vous aussi, avez-vous évité de retenir les images de la guerre que votre mère a vécues ?

Ce n’est pas un choix ni un acte de foi, loin de là. J’étais une jeune adolescente lors de ces événements. Certaines choses sont inoubliables et j’aurais souhaité que plus personne ne les connaisse aujourd’hui (malheureusement, ce n’est pas le cas). Ce passage souligne à quel point, très jeune, on peut être touché par des expériences trop violentes, trop brutales, que l’on enterre quelque part en soi. Ces souvenirs sont présents, mais invisibles, agissant dans l’ombre. Puis, un jour, on réalise que si l’on ne se retourne pas pour examiner ce qui se passe à cet endroit précis, quelque chose risque de nous ronger de l’intérieur. Vous savez, la triste réalité de la guerre est qu’elle est un éternel présent. Celle qui déchirait l’ex-Yougoslavie est terminée, mais elle se déplace. La guerre est une grande obscénité qui reste toujours d’actualité.

La triste réalité de la guerre, c’est que c’est un éternel présent.

« Longtemps, très longtemps, je n’ai rien eu à dire sur ma mère », confie votre narratrice. Plus loin dans le texte, elle affirme : « Qui fait attention à sa mère lorsqu’elle est là ? Lorsqu’elle est là où on l’attend ? – longtemps, je n’ai pas pensé à elle. Ainsi, j’ai pu penser à tout le reste. Au monde, aux hommes, aux livres. » Cette mère, qui vous a donnée la vie, est aussi celle qui, en s’effaçant, vous a aidée à vous ouvrir au monde ?

Vous semblez apprécier de m’associer à cette narratrice, n’est-ce pas ? Je comprends. Il est possible que cela parle de moi. Cependant, ce qui me semble primordial, c’est que cela parle de nous et de vous, ainsi que d’un certain rapport à la maternité. La mère que l’on considère comme « idéale » est celle qui est toujours présente, suffisamment disponible comme l’air que l’on respire. Lorsque cette mère s’efface, il y a quelque chose qui nous étouffe, qui nous entrave. On attribue souvent à la maternité l’obligation de présence, de générosité et d’effacement. C’est une contrainte réelle de la condition féminine – je le crois même aujourd’hui. Cela m’intéressait d’explorer cette question. Une fois que l’on fait le pas vers la parentalité, on comprend que ce que l’on pensait aller de soi n’est en réalité que le fruit de réflexions continues et de négociations aux niveaux intime, familial et social. À une époque, l’idée était qu’il ne fallait pas tout dire aux enfants; puis est venu le moment où l’on a dit : * »il ne faut jamais mentir aux enfants. »* Je suis plutôt d’accord avec cela. Mais alors, comment dire la vérité sans blesser, sans meurtrir ? Cette distance que nous choisissons par rapport aux faits, le choix des mots ou le moment, cela crée des abîmes. Pour l’enfant, tout cela semble évident, aussi évident que l’air qu’il respire. Mais pour les adultes, c’est un casse-tête sans fin.

On renvoie souvent la maternité à cette obligation de présence, de générosité et d’effacement.

Dans l’une des scènes les plus touchantes du roman, votre narratrice recolle de la vaisselle brisée, aux côtés de son enfant. Cela peut-il être perçu comme une façon de remonter le temps ?

Oui, en quelque sorte. Recoller des assiettes prend du temps : cela exige une attention et un soin considérables. Il y a un risque, car on peut se blesser lors de cette tâche… Et puis, il faut l’admettre, l’objet recollé n’est jamais à la hauteur de l’original. De la même façon, écrire revient à recoller des morceaux ; c’est prendre le temps de regarder attentivement ce qui a été détruit et ce qui peut être retrouvé. Quand on retrouve quelque chose, cela revit ; c’est ce qui me touche toujours dans l’écriture et me pousse à continuer. Se lever pour s’asseoir à un bureau froid et vide, avec des tasses de café de la veille : il faut avoir de bonnes raisons pour faire cela. Je n’aime pas vraiment le terme de *foi*, mais il faut tout de même une certaine ferveur. Cette ferveur découle de la nature unique du temps de l’écriture. Certes, le temps est linéaire : on vit, on meurt, il faut l’admettre. Mais je ne comprends pas pourquoi il faudrait s’y résigner. Le temps de l’écriture, lui, est tout sauf linéaire – tout comme celui de la lecture. Et c’est ce qui nous sauve : l’art permet de rendre à la vie ce qui est irrémédiablement perdu. Je suis convaincue qu’il est possible de transformer une flèche pointant vers la mort en une boucle où tout ce que l’on a aimé pourrait nous revenir.

Écrire, c’est recoller des morceaux.

Vous présentez l’émotion comme « *la manifestation humaine du temps* ».

Absolument ! Les émotions sont notre manière de mesurer le temps, notre façon d’expérimenter le temps. Et nos émotions changent – qu’il s’agisse d’un événement, d’une personne ou de la vie en général. À un moment donné, certaines choses ne nous émeuvent pas ; pourtant, avec le temps, on réalise qu’on y tenait finalement. Rien n’égale la lecture pour nous permettre de nous projeter dans la vie de l’autre, et élargir notre propre existence. Ce rapport est incroyable : à partir de quelque chose qui semble éloigné de nous émergent des émotions profondément intimes.

Rendez-vous sur Auvio pour découvrir l’intégralité de l’entretien.

Jakuta Alikavazovic © Francesca Mantovani
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