Immigration : 27 États, y compris la Belgique, critiquent la Cour européenne des droits de l’homme
Le 10 décembre, journée internationale des droits de l’homme, 27 États membres du Conseil de l’Europe ont plaidé pour une réforme de la « Convention européenne des droits de l’homme ». Ces États, dont la Belgique, représentent désormais une majorité parmi les 46 États du Conseil de l’Europe.
Des migrants sont envoyés par le Royaume-Uni au Rwanda pendant leur procédure d’asile, ou par les États-Unis au Kosovo ou au Swaziland, ou encore par l’Italie en Albanie… Cette « sous-traitance » des politiques d’asile par des États tiers est envisagée par un nombre croissant de pays et, aujourd’hui, au sein de l’Union européenne. Toutefois, en Europe, ce système rencontre des obstacles en raison de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme.
Faut-il réévaluer de telles mesures migratoires ou contester ces décisions judiciaires ? 27 États, dont la Belgique, semblent privilégier la seconde option. Voici des explications sur cette position et les débats qu’elle engendre.
### La Cour européenne des droits de l’homme, qu’est-ce que c’est ?
Chacun se souvient des images de la Seconde Guerre mondiale. L’obsession, après la guerre, était d’empêcher la réapparition d’atrocités similaires. C’est ainsi qu’est né le « Conseil de l’Europe », une institution internationale située à Strasbourg, chargée de promouvoir les droits humains, la démocratie, et l’Etat de droit en Europe.
En 1950, il établit un texte visant à servir de référence pour la protection des droits humains par ses États membres. Inspiré de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’ONU, le Conseil de l’Europe veut aller plus loin en transformant cette déclaration en « Convention », un traité ayant force obligatoire.
Les États qui ratifient cette Convention s’engagent à la respecter, et en cas de manquement, ils s’exposent à des condamnations. La « Convention européenne des droits de l’homme » est ainsi signée à Rome le 4 novembre 1950 et ratifiée par la Belgique cinq ans plus tard. Elle énonce des droits tels que le droit à la vie, le respect de la vie privée et familiale, le droit à un procès équitable, ainsi que des interdictions comme celles de la torture ou du travail forcé.
Dans la foulée, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est fondée pour garantir le respect de cette Convention. Aujourd’hui, dans les 46 États du Conseil de l’Europe, tout citoyen peut saisir cette Cour s’il estime que ses droits, tels que définis dans la « Convention européenne des droits de l’homme », sont violés et qu’il n’a pas obtenu satisfaction devant les tribunaux de son pays. Cette année, la Cour a été souvent évoquée dans de nombreux dossiers.
En 75 ans, le monde a évolué. Les États membres du Conseil de l’Europe ont donc ajouté des « protocoles » au texte initial, visant à adapter la Convention aux réalités contemporaines, que les juges de la Cour interprètent au cas par cas.
Néanmoins, l’interprétation des juges suscite de plus en plus de critiques, et les défenseurs des droits humains craignent pour l’avenir de ces gardiens des droits.
La dernière contestation significative du travail de la Cour européenne des droits de l’homme est survenue la semaine dernière.
### La contestation de 27 États
Le 10 décembre, jour international des droits de l’homme, 27 États membres du Conseil de l’Europe ont plaidé en faveur d’une réforme.
Ces pays, qui étaient 8 en mai dernier, dont la Belgique, sont maintenant rejoints par 18 autres. Ils représentent ainsi une majorité des 46 États du Conseil de l’Europe. Au-delà de la Belgique, on trouve l’Autriche, l’Italie, l’Irlande, les Pays-Bas, une part significative de l’Europe de l’Est, les États baltes, ainsi que le Danemark et le Royaume-Uni, deux figures de proue de cette contestation.
Ensemble, ils ont publié une déclaration commune. Ce document débute par l’affirmation que les gouvernements de ces pays signataires « ont le devoir de garantir les droits humains et les libertés fondamentales de nos populations, y compris le droit de vivre en paix, en liberté et en sécurité, de préserver les valeurs de nos sociétés et de protéger efficacement les frontières ».
Le texte continue : « Cependant, les droits et libertés de nos populations sont remis en cause par des individus qui abusent de notre hospitalité en commettant des crimes graves, par la traite des êtres humains et l’instrumentalisation des migrants. » Il ajoute que ces défis « complexes et disruptifs », s’ils ne sont pas abordés sérieusement, peuvent menacer nos démocraties.
De leur analyse, ils concluent qu’il faut interpréter différemment la Convention européenne des droits de l’homme. Ils soulignent qu’il est nécessaire de trouver un juste équilibre entre les droits et les intérêts des migrants et les intérêts publics essentiels, tels que la protection de la liberté et de la sécurité dans nos sociétés.
Au nom de cette mise en balance, ces pays réclament que des migrants condamnés pour crimes puissent être expulsés, même si leurs familles vivent en Europe, et même si la Convention garantit le droit au respect de la vie familiale et privée (article 8).
Ils demandent également « plus de clarté » sur l’interprétation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (article 3, qui interdit la torture).
Ils affirment qu’ »un État partie ne devrait pas être empêché de coopérer avec des pays tiers en matière d’asile et de procédures de retour, dès lors que les droits humains des migrants en situation irrégulière sont préservés ».
Ces États se considèrent donc entravés par la Cour dans leurs politiques migratoires.
Après un vif débat avec les autres membres du Conseil de l’Europe, ils ont obtenu que les discussions se poursuivent au printemps, afin d’aboutir à une « déclaration » commune sur l’interprétation contemporaine de la Convention européenne des droits de l’homme.
### Les juges de Strasbourg, des obstacles aux politiques migratoires ?
Cette perception de la Cour européenne des droits de l’homme laisse perplexe la Professeure de droit international à l’ULB, Anne Lagerwall. « Cette déclaration suggère, d’une certaine façon, que la Cour empêche les États de développer leur propre politique migratoire. Or, lorsqu’on examine la jurisprudence de la Cour, elle ne les entrave pas vraiment dans ce domaine », déclare-t-elle.
Les États peuvent décider des conditions d’entrée sur leur territoire, mais la Cour leur rappelle qu’ils doivent respecter les droits humains des migrants sous leur juridiction.
De plus, les données réfutent l’idée selon laquelle la Cour constituerait un obstacle à leurs politiques migratoires. Les questions migratoires sont relativement peu souvent soumises à la Cour.
« Cette déclaration donne l’impression que la Cour est très impliquée dans les questions de migration. Cependant, au cours des dix dernières années, la Cour a traité plus de 420 000 demandes, et moins de 2 % concernaient l’immigration. Parmi celles-ci, 90 % ont été rejetées. En résumé, sur les dix dernières années, seule une sur mille a abouti à une conclusion de violation des droits de l’homme, selon les chiffres du Conseil de l’Europe d’octobre 2025. Il est donc nécessaire de relativiser cette idée que la Cour contraint totalement les États dans leur politique migratoire. »
Alors, si les juges de la CEDH ne se prononcent que rarement sur ces questions et contestent encore moins souvent les décisions migratoires, pourquoi cette prise de position des 27 États ?
### Se donner les coudées franches ?
Anne Lagerwall émet l’hypothèse que ces États cherchent à obtenir plus de latitude à l’avenir.
« Ce qui est exposé dans cette déclaration commune, c’est qu’ils souhaitent pouvoir expulser les ressortissants étrangers criminels ou transférer temporairement des individus en procédure de régularisation vers des États tiers. C’est une forme d’externalisation de leurs politiques. C’est ce que le Royaume-Uni a voulu faire avec le Rwanda, en envoyant des personnes en situation irrégulière ou qui demandaient l’asile au Royaume-Uni, pour que la procédure soit gérée depuis ce pays », rappelle-t-elle.
La CEDH avait alors été saisie et avait pris des mesures provisoires, jugeant que ces expulsions ne pouvaient pas être réalisées. Le projet au Royaume-Uni a alors dû être modifié. Des politiques similaires sont envisagées aujourd’hui par les États impliqués.
Récemment, la possibilité d’une « sous-traitance » par des États tiers a été envisagée par l’Union européenne. L’Italie dirigée par Giorgia Meloni a également exploré cette voie en envoyant des demandeurs d’asile en Albanie.
Les États signataires souhaitent également que l’article 3, qui interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants, soit interprété de manière plus stricte à l’avenir, une évolution jugée « inquiétante » par la professeure.
« Il s’agit de s’assurer que la torture ou les traitements inhumains et dégradants soient interprétés d’une façon suffisamment restrictive, réservée à des comportements particulièrement graves. Or, le droit d’être protégé contre la torture et les traitements inhumains et dégradants est un droit extrêmement important, imposant une ‘obligation impérative’ qui ne peut être contournée par des arrangements particuliers. Cela donne l’impression qu’il existe un désir d’influer sur la Cour pour qu’elle interprète cette notion de manière plus restrictive. »
Face aux questions de refoulement, de détention ou d’expulsion, la notion de « traitement inhumain et dégradant » est déjà maniée avec rigueur par la Cour.
« En effet, la jurisprudence de la Cour s’avère déjà très stricte. Elle exige un niveau de gravité particulier pour qualifier un comportement de ‘torture’ ou de ‘traitement inhumain et dégradant’. En matière migratoire, la Cour rappelle aux États qu’ils ne peuvent pas renvoyer une personne dans un autre État si cela entraîne un risque de torture ou de traitement inhumain et dégradant, mais ce risque doit être prouvé par des éléments tangibles. Il est donc préoccupant qu’un droit aussi fondamental soit, d’une certaine manière, remis en question ici. »
Il s’agit d’une remise en cause des droits, ainsi que de la Cour qui a pour mission de veiller à leur respect, commente la juriste.
### « Il y a un vrai Strasbourg bashing maintenant »
Que va-t-il se passer maintenant ?
Sur le plan technique, les États membres du Conseil de l’Europe pourraient modifier le texte de la Convention européenne des droits de l’homme en y ajoutant de nouveaux « protocoles ». Mais ce processus de négociation prend plusieurs années et ne semble pas imminent. Il est plutôt question d’élaborer une simple « déclaration » politique pour préciser comment les États souhaitent que le traité soit interprété. Compte tenu de la résistance de certains pays, comme la France, cette déclaration finale, qui pourrait tendre vers un plus petit dénominateur commun, risque de ne pas entraîner de grands changements.
Qu’elle aboutisse ou non à des modifications significatives, cette déclaration des 27 États inquiète déjà l’ancienne juge belge à Strasbourg, Françoise Tulkens. Elle a été membre de la Cour européenne des droits de l’homme pendant 14 ans, de 1998 à 2012. Comme Anne Lagerwall, elle conteste que la Cour de Strasbourg empêche les États d’adopter leurs politiques migratoires.
« Leurs critiques ne sont pas fondées. Lorsqu’on examine la jurisprudence de la Cour, il est évident qu’elles ne sont pas documentées », s’emporte Françoise Tulkens. « Bien sûr qu’il est possible de critiquer la Cour, toute institution doit l’être. Mais le ‘Strasbourg bashing’, qui repose sur une désinformation concernant la jurisprudence de la Cour, me dérange. Il est plus simple de s’attaquer à la Cour que de résoudre le problème migratoire d’un point de vue politique, philosophique, économique et social. Cela semble être un acte politique visant à montrer qu’ils prennent les choses en main. »
L’ancienne juge voit cette démarche comme un épisode supplémentaire d’un processus en cours.
« Il existe une tendance perceptible depuis des années, tant dans la littérature que dans certains pays, à proclamer : ‘nous ne voulons plus de cette Cour européenne des droits de l’homme’ et ‘nous ne voulons plus des droits fondamentaux’. Cette initiative s’inscrit dans une remise en cause profonde des droits fondamentaux, laquelle impacte inévitablement les institutions chargées d’en assurer la protection, comme la Cour. »
> Il y a un vrai Strasbourg bashing qui existe maintenant.
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> Françoise Tulkens, juge à la Cour européenne des droits de l’homme de 1998 à 2012
Selon l’ancienne juge à Strasbourg, le simple fait d’avoir formulé cette déclaration et d’y avoir rassemblé 27 signatures, « une majorité », pourrait déjà façonner le futur. Les juges pourraient ressentir une pression au moment de rendre leurs décisions. « La Cour n’est pas forcément indemne. »

