Goncourt 2025 : secrets et enjeux d’un prix mythique
Le prix Goncourt, fondé en 1903 à Paris, est la plus ancienne et influente des récompenses francophones. La sélection finale pour 2025 comprend les romans « Kolkhoze » d’Emmanuel Carrère, « La nuit au cœur » de Nathacha Appanah, « La maison vide » de Laurent Mauvignier et « Le bel obscur » de Caroline Lamarche.
Fondé en 1903 à Paris par Edmond et Jules de Goncourt, ce prix emblématique a traversé les turbulences littéraires des XXe et XXIe siècles pour devenir la plus ancienne et la plus influente des récompenses en langue française.
Edmond de Goncourt était un écrivain et journaliste français, figure essentielle du naturalisme. Avec son frère Jules, il a laissé une empreinte indélébile sur la littérature du XIXe siècle à travers ses romans, ses monographies d’art, ses journaux intimes et son influence sur le mouvement réaliste. Ensemble, les frères Goncourt ont publié des œuvres marquantes telles que « Germinie Lacerteux » et « Manette Salomon ».
Le prix a été établi par les frères par le biais de leur testament, avec l’objectif de récompenser chaque année le « meilleur ouvrage d’imagination en prose » en français. Au fil des décennies, le prix a évolué, honorant divers courants littéraires, allant du naturalisme au surréalisme, en passant par le Nouveau Roman et la littérature contemporaine.
À l’inverse, certains genres littéraires, tels que la science-fiction, le fantastique, l’anticipation, le roman noir, le thriller ou la fantasy, sont peu distingués et souvent oubliés dans la liste des lauréats du Goncourt.
Les romans très avant-gardistes, formalistes, expérimentaux ou « hardis », qui perturbent l’académisme des jurés, sont souvent écartés au profit de récits plus traditionnels. De plus, la littérature « populaire », la romance ou la bande dessinée ne sont jamais récompensées, le prix étant exclusivement dédié au « roman d’imagination en prose ». La littérature féminine ou queer, longtemps négligée, commence à recevoir une représentation timide dans les sélections, tout en demeurant souvent minoritaire parmi les lauréats.
Depuis sa première cérémonie, avec John-Antoine Nau reçu pour « Force ennemie » en 1903, le Goncourt est passé d’une récompense financière à un prestige mondial, bien que le chèque remis au lauréat ne dépasse aujourd’hui pas 10 euros, garantissant cependant des ventes exceptionnelles grâce au célèbre bandeau rouge apposé sur les ouvrages.
La semaine à venir sera marquée par la remise de plusieurs prix littéraires tels que les Prix Femina, Renaudot et Médicis. Le prestigieux prix Goncourt sera remis le 4 novembre au restaurant Drouant dans le quartier de l’Opéra à Paris, selon la tradition. Les livres concernés doivent être écrits en français, publiés par un éditeur de langue française, et être disponibles en librairie dès la première semaine de septembre.
La sélection finale pour 2025, établie par les 10 membres du jury, comprend trois romans jugés comme les favoris par les critiques et les observateurs : « Kolkhoze » d’Emmanuel Carrère, « La nuit au cœur » de Nathacha Appanah et « La maison vide » de Laurent Mauvignier, ainsi que « Le bel obscur » de Caroline Lamarche.
« Le bel obscur » est une œuvre à tendance militante, puisée dans la propre histoire familiale de Caroline Lamarche, qui aborde l’homophobie et revendiquer également une vision féministe. En Belgique, l’auteure a reçu de nombreux prix littéraires, notamment le prix Rossel en 1996 pour « Le Jour du chien », un roman qui l’a révélée à un large public. Le Prix Goncourt serait une première, qualifiée de « graal » littéraire.
Elle a déclaré récemment : « Je pense que ce prix est sans doute celui qui est le plus porteur en termes de vente et peut-être de rayonnement. Être déjà sélectionnée élargit considérablement mon public et mon lectorat en France, qui était resté relativement confidentiel jusqu’à présent. Je vois que mon livre est dans toutes les librairies françaises, je constate que des critiques et des lecteurs me soutiennent et me découvrent, cela me procure beaucoup de joie. »
Ces romans font partie des quelque 500 livres publiés entre août et octobre, dans un climat morose pour la littérature, affectée par des incertitudes politiques et économiques. Remporter un si prestigieux prix est bénéfique non seulement pour la renommée de l’auteur, mais également pour les ventes, grâce à la mise en avant de l’œuvre sélectionnée.
L’Académie Goncourt, depuis 1914, délibère dans l’intimité du restaurant Drouant à Paris. Ses dix membres, présidés par Philippe Claudel, partagent leurs impressions sur les finalistes dans le secret, sans jamais rien divulguer au public. Christine Angot, Pierre Assouline, Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner, Françoise Chandernagor, Paule Constant, Didier Decoin, Camille Laurens et Eric-Emmanuel Schmitt font partie de ce jury qui garantit un processus délibératif à huis clos, mystérieux mais intense.
Historique de nombreuses critiques, le jury a souvent été accusé de favoriser les romans classiques et traditionnels, négligeant ainsi les œuvres plus innovantes ou d’autres genres comme la science-fiction, le polar ou la fantasy. Les jurés étaient parfois soupçonnés de favoriser les grandes maisons d’édition telles que Gallimard, Grasset ou Seuil, générant des allégations de collusion et de conflits d’intérêts.
La sélection de livres écrits par des proches des jurés a entraîné la mise en œuvre de nouvelles règles. Depuis 2021, les ouvrages des membres de la famille des jurés ne sont plus éligibles. La lenteur du renouvellement du jury, souvent perçu comme un « cercle fermé » de membres de longue date, renforce l’idée d’un groupe jugé trop âgé ou déconnecté des tendances littéraires contemporaines.
La faible représentation des femmes dans le jury et parmi les lauréats a longtemps suscité des préoccupations, la parité n’étant toujours pas atteinte. Les frères Goncourt, fondateurs du prix, étaient connus pour leurs critiques acerbes à l’égard des femmes. Dans leur « Journal », ils décrivent fréquemment la femme de manière très péjorative, utilisant des mots durs tels que « impudique » ou « moralement méprisable ». En 1904, un an après la première remise du prix, 22 femmes écrivaines dénoncent la misogynie du jury pour avoir ignoré Myriam Harry et sa « Conquête de Jérusalem ». Elles fondent alors le prix Femina et lui attribuent leur premier prix.
Il faut attendre 1945 pour qu’une femme remporte le Goncourt : Elsa Triolet, pour son recueil de nouvelles « Un accroc coûte deux cents francs ». Le jury a décidé de récompenser la femme de Louis Aragon, une symbole de résistance, alors que trois jurés, dont Sacha Guitry, faisaient face à des poursuites pour collaboration avec l’occupant allemand.
De plus, des choix historiques controversés continuent d’être mentionnés, tels que celui de Guy Mazeline plutôt que Céline en 1932, ainsi que l’exclusion d’écrivains de renom du XXe siècle.
Le Goncourt a souvent été au cœur de controverses et d’anecdotes notables. Par exemple, l’attribution du prix à Marcel Proust pour « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », au détriment de Roland Dorgelès et de son roman sur la guerre, a suscité une véritable émeute littéraire. Proust est critiqué pour son âge, sa richesse et son statut social, avec des voix contestant l’attribution du prix à un auteur privilégié.
L’un des incidents les plus mémorables concerne Romain Gary, récipiendaire du prix à deux reprises, ce qui est normalement interdit. Il a remporté la distinction en 1956 pour « Les Racines du ciel » sous son véritable nom, puis une seconde fois en 1975 pour « La Vie devant soi », publié sous le nom d’Émile Ajar. La supercherie n’a été révélée qu’après sa mort en 1980, au cours de laquelle il a présenté son neveu comme Émile Ajar aux médias.
En 1931, une situation inattendue s’est produite lorsque Antoine de Saint-Exupéry semblait destiné à recevoir le prix pour « Vol de nuit », mais il a finalement été attribué à Jean Fayard pour « Mal d’amour », provoquant stupéfaction et débat. En 1960, le prix a été offert à Vintilia Horia, une écrivain roumaine, qui, après que son passé fasciste fut révélé, a refusé le prix et quitté la France. L’Académie a attribué le prix sans en faire officiellement la remise cette année-là.
De surcroît, des scandales impliquant des journalistes ont également été liés au prix Goncourt. Un fait marquant relate Alain Ayache, un éditeur de presse, qui, à seulement 16 ans, s’était caché dans un placard chez Drouant pour écouter en secret les délibérations du jury. Cette mascarade a été répétée en 1983, alors qu’il était directeur de l’hebdomadaire Le Meilleur, publiant l’intégralité des 90 minutes d’enregistrement des délibérations.
Sous la présidence de Philippe Claudel, chaque membre du jury reprendra la lecture des romans en lice lors de la semaine précédant la remise du prix, pour une décision finale attendue le 4 novembre. Le suspense est à son comble, comme l’indique le président : « pas un livre qui écrase les autres ».
Pour les maisons d’édition, le groupe Madrigall a réussi à placer trois livres parmi les quatre finalistes. Créé en 1992 et présidé par Antoine Gallimard, ce groupe regroupe plusieurs grandes maisons d’édition telles que Gallimard, Flammarion, Casterman et Mercure de France, se positionnant comme le troisième groupe éditorial français en termes de chiffre d’affaires, dépassant 600 millions d’euros en 2023.
Nombreux sont les reproches fait au Prix Goncourt pour favoriser les grandes maisons d’édition au détriment des petites. Entre 2000 et 2024, Gallimard a remporté le fameux prix à huit reprises.
De nos jours, le prix Goncourt demeure un honneur littéraire sans pareil, engendrant chaque automne un engouement médiatique et souvent des ventes exceptionnelles pour les lauréats. L’histoire du prix, ses coulisses et ses enjeux illustrent plus que jamais les tensions, les audaces et le rayonnement de la littérature française contemporaine.

