Belgique

« Finir ma carrière à 67 ans, c’est juste impossible »: la pénibilité du travail doit-elle être mieux prise en compte dans le calcul de la pension ?

Fin 2016, le Comité national des pensions s’accorde sur quatre catégories de critères qui détermineront la pénibilité d’une profession : les contraintes physiques; l’organisation du travail; les risques pour la sécurité; la pénibilité mentale ou émotionnelle du travail. Reste ensuite, sur la base de ces critères, à établir une liste des métiers concernés. C’est là que le bât blesse. Si un consensus se dégage au niveau du secteur public en mai 2018 – avec l’élaboration d’une liste provisoire de 41 professions selon 4 degrés différents de pénibilité – les négociations s’éternisent dans le privé. “Les discussions ont été fort compliquées avec les partenaires sociaux, se remémore Pierre Devolder, professeur de finances à l’UCL. Tout le monde voulait prétendre à un métier pénible. Alors que les critères ne devaient initialement concerner que 3 à 4 % des professions, il est vite apparu qu’on allait finir par avoir 40 à 50 % de gens avec une profession pénible.”

« Un découragement global »

Pour déminer le dossier, les économistes Etienne de Callataÿ et Paul Soete sont nommés “conciliateurs” par Charles Michel à l’automne 2018. Leur mission sera écourtée par l’épisode du Pacte de Marrakech et la chute de la Suédoise, mi-décembre 2018. Le gouvernement passera en affaires courantes, et le dossier pénibilité, à la trappe. “Face à une forme de découragement global, la mesure d’âge est finalement passée, mais les critères de pénibilité sont tombés à l’eau”, rappelle Pierre Devolder.

Depuis lors, ce dossier explosif n’est jamais revenu sur la table. “Le gouvernement actuel n’a pas désiré soulever ce dossier piégeux et a plutôt essayé de le contourner”, analyse l’expert. La nouvelle proposition de réforme présentée mi-février par la ministre des Pensions, Karine Lalieux (PS), ne fait en effet nulle part mention du terme pénibilité. “C’est une problématique majeure, mais qui ne se règle pas seulement à l’heure de la pension, justifie la ministre socialiste. Il faut au contraire agir tout au long de la carrière, via des conditions de travail améliorées et des emplois de qualité.” La ministre des Pensions travaille dès lors avec son homologue en charge du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), afin de préserver la santé mentale et physique des travailleurs, via notamment le Plan bien-être au travail ou le deal pour l’emploi, rappelle-t-elle.

Lalieux revoit sa réforme des pensions, mais ne convainc pas : “Dans quel monde vivent les politiques qui proposent cela ?”

Durée de carrière versus âge

Dans le champ de ses compétences, la ministre veut notamment répondre à la pénibilité en révisant les conditions pour accéder à la pension anticipée. Dans sa proposition de réforme, Karine Lalieux remet sur la table la pension anticipée pour tous après 42 ans de carrière, en supprimant le critère d’âge minimum qui l’accompagne (il faut avoir 63 ans pour partir après 42 années de carrière, 61 ans après 43 années et 60 ans après 44 années). “C’est fondamental d’insister sur les années de carrière et non sur l’âge si l’on veut davantage de justice sociale, justifie-t-elle. Car les gens qui commencent à travailler tôt font généralement des métiers pénibles et ont une espérance de vie plus faible.

BRUSSELS, BELGIUM - MARCH 06 : Press conference by Steven Janssen (General Director SIGEDIS & Karine Lalieux (PS), Minister of Pensions and Social Integration of Federal government on the theme "Gender & Pension" (presentation of the key figures on the pension gap which will be unveiled today on PensionStat.be.) on 06, 2023 in Brussels, Belgium, 06/03/2023 ( Photo by Didier Lebrun / Photonews
La ministre des Pensions, Karine Lalieux (PS). ©DLE

Progressivité des taux

Une analyse que partage Pierre Devolder. “L’espérance de vie après la retraite est plus faible pour certains métiers pénibles où l’on commence tôt que pour des professions intellectuelles mieux rémunérées. Il faut en tenir compte.” L’expert propose également de jouer sur la progressivité des taux de pensions, soit de donner des taux de pensions plus avantageux sur les premières tranches de salaires. “Indépendamment du fait qu’ils commencent plus tôt, les gens qui exercent des métiers plus pénibles ont généralement des salaires plus faibles.” Pour le professeur, ajuster le nombre d’années de carrière avec le montant de la pension permettrait d’adresser la pénibilité d’une manière “moins frontale” que l’élaboration d’une vaste liste de métiers dits “pénibles”.

Karine Lalieux : “Que les épaules les plus larges soient plus solidaires avec ceux qui ont une pension moindre”

L’option des listes est extrêmement complexe et génératrice de tensions, insiste Pierre Devolder. Soit vous définissez la pénibilité de manière un peu arbitraire et cela peut vite sembler discriminatoire, soit vous établissez une grille extrêmement minutieuse qui inclut des calculs très compliqués, ce qui est un vrai casse-tête. Sans compter que ces critères de pénibilité évoluent aussi avec le temps et les nouvelles technologies.

Cette liste objective de métiers pénibles permettrait toutefois une meilleure harmonie entre les trois statuts (employés, fonctionnaires et indépendants), estime la droite, qui plaide depuis longtemps pour l’abolition des régimes préférentiels dont bénéficient certains fonctionnaires, notamment à la SNCB ou à l’armée.

Giovanni Campisi, 61 ans, ouvrier en construction chez Galère : “C’est un combat journalier”

Malgré ses problèmes de dos, sa polyarthrite et ses varices, Giovanni enfile son casque de chantier tous les jours depuis plus de 30 ans. À 61 ans, le père de famille n’a d’autre choix que de continuer à travailler pour des raisons financières. “J’ai les années pour partir à la pension, mais 1 500 € pour vivre, c’est loin d’être suffisant.

Je pourrais me mettre en maladie, mais après un mois, je ne toucherai déjà plus que 60 % de mon salaire”, poursuit l’ouvrier. À coups d’anti-inflammatoires et de Dafalgan, le Liégeois tient bon. “C’est un combat journalier, mais je préfère crever au boulot plutôt que laisser tomber ma femme et mes enfants.”

Entre les grues et les bétonneuses, difficile d’adapter sa charge de travail. “Quand on va maçonner des blocs, on ne va pas me dire : ‘toi, tu ne maçonnes que 5m² au lieu de 10, parce que tu es vieux’”, confie Giovanni. Quand c’est possible, on me met sur des tâches moins lourdes, comme les canalisations ou le forage de trous. Mais les machines pèsent une tonne, donc ça reste compliqué”.

Giovanni espère encore continuer à travailler pendant 4 ans. “Je me motive tous les jours pour poursuivre. J’irai jusqu’à 65 ans pour toucher une pension légèrement plus élevée. Mais la différence ne se jouera qu’à quelques euros”. Au vu de ses problèmes de santé, le Liégeois profitera tant bien que mal de son repos mérité. “Je sais bien que je ne ferai pas de vieux os, mais c’est comme ça.”

Michael Brootcoorens, 52 ans, conducteur de train à la SNCB : “Je n’irai pas jusqu’au bout”

Cela fait 26 ans que Michaël sillonne les chemins de fer belges. Pour bénéficier de sa pension complète, le conducteur de train devrait partir à la retraite dans 10 ans, soit après 36 ans de carrière. Grâce au régime préférentiel accordé aux cheminots, il pourra toutefois partir à la prépension dans 4 ans, avec un montant plus faible. “Il est certain que je n’irai pas jusqu’au bout, car les conditions sont trop difficiles, insiste d’emblée le fonctionnaire. Je préfère à la rigueur partir plus tôt et trouver un petit boulot à côté.” Pour Michaël, ce sont surtout les horaires qui sont les plus pénibles. “Si on fait le matin, il faut se lever vers 2 h 30 pour assurer les services. Le corps, il en prend un coup. À la fin de la journée, on sent son cœur qui bat.” Il faut également être prêt à faire une croix sur les week-ends et les jours fériés, et donc, sur sa vie de famille.

Pour le Binchois, victime d’un infarctus l’an passé, la charge de travail a nettement augmenté ces dernières années. Le rythme soutenu a des conséquences sur un personnel vieillissant : “Plus l’âge avance, moins le personnel est apte à conduire. Car pour être conducteur de train, il faut avoir une bonne vue, ne pas prendre certains médicaments. Au moindre problème de santé, on peut vous écarter.”

S’il reconnaît que le métier pouvait être plus pénible sur le plan matériel par le passé, Michaël estime que les régimes spéciaux pour le personnel roulant restent justifiés au vu des conditions de travail et des pénuries. “La pension favorable, c’est la seule chose qui nous reste pour attirer du personnel. Si on nous enlève ça, plus personne ne voudra venir travailler.

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Mariella Martorana, 59 ans, infirmière urgentiste : “Je n’ai plus la même envie”

Finir ma carrière à 67 ans, c’est juste impossible”. Cela fait bientôt 35 ans que Mariella travaille en tant qu’infirmière aux urgences de Nivelles. Si elle a choisi ce métier par passion, aujourd’hui, la motivation n’y est plus. “Avant, j’étais heureuse d’aller faire mes nuits, de retrouver mon équipe. Je n’ai plus la même envie depuis le Covid.

C’est que la charge de travail et les horaires sont lourds. “Aux urgences, on est dans les starting-blocks en permanence, on doit réagir rapidement, réfléchir vite, donc c’est très difficile quand on prend de l’âge.” Heureusement, Mariella a pu négocier pour ne plus partir en intervention. “Je me voyais mal, à 60 ans, sortir par -10 degrés et être dépêchée dans des carcasses de voiture ou des maisons insalubres.”

Face aux conditions difficiles, Mariella confie voir en l’enseignement une “porte de sortie”. “Cela fait 10 ans que j’ai une charge professorale, et je pense que je vais me diriger vers l’enseignement et lâcher l’hôpital petit à petit.

Face à certains régimes de fin de carrière préférentiels, Mariella ressent une “profonde injustice”. “Je ne dis pas que les chauffeurs de train n’ont pas droit à partir plus tôt. Mais alors, pourquoi pas nous ? Nous aussi on a besoin de toute notre force physique et mentale pour soigner les gens et écouter leurs souffrances.