”En Belgique, la laïcité vit une crise existentielle insoluble”
Professeur de Droit, David Koussens vient de publier aux Éditions de l’ULB un essai (1) sur la laïcité organisée en Belgique francophone. Quelle est son histoire ? Est-elle devenue un culte comme un autre ? A-t-elle un avenir ? Qui sont ses fidèles ? Alors qu’il n’existait aucune étude de la sorte en Belgique, le professeur soulève de nombreuses questions et relève les nombreux paradoxes liés au système belge de reconnaissance des cultes. Rencontre
- Publié le 22-03-2025 à 16h00

Ce fut une des conséquences de l’incendie du grand magasin bruxellois L’Innovation, le 22 mai 1967. Ce jour-là, 250 personnes trouvent la mort, et des funérailles œcuméniques sont célébrées dans la basilique de Koekelberg. Toutes les autorités s’y réunissent, mais les familles de victimes non croyantes se retrouvent seules : faute de représentants, elles ne bénéficient d’aucune assistance morale. « Cette célébration agit comme un catalyseur », raconte aujourd’hui David Koussens, titulaire de la chaire de recherche Droit, Religion et Laïcité à l’Université de Sherbrooke : le mouvement laïque décide de se structurer, et douze associations se rassemblent pour fonder le Centre d’action laïque (le Cal), le 29 mars 1969. « L’objet social du Cal est alors de ‘défendre et promouvoir la laïcité’. À cette fin, le Centre apporte son soutien aux associations laïques existantes, coordonne leur action et les aide à se développer. » Grâce à lui, les personnes non croyantes bénéficient désormais des services d’assistance morale lors des moments symboliques, heureux ou malheureux de leur vie (mariages, décès, séjour à l’hôpital, en prison…).
1. Une originalité unique au monde
Très vite cependant, le Cal se distingue en défendant une laïcité « bicéphale », note le professeur. Le Centre défend la laïcité politique, c’est-à-dire le mode d’organisation du pouvoir qui garantit la neutralité de l’État et sa séparation avec les Églises, mais il promeut également une laïcité philosophique qui entend construire une société « juste, progressiste et fraternelle ». Au nom de ce combat, le Cal s’investit sur différents fronts politiques (l’égalité entre les sexes, la dépénalisation de l’avortement, l’euthanasie, l’enseignement, le climat, la précarité…), et développe de la sorte un corpus de pensée, une « idéologie laïque » qui porte une « conception particulière » de ce qu’est la laïcité. Le Cal, quoi qu’il en dise, n’incarne donc pas une conception « universelle » de la laïcité, insiste David Koussens. Cette originalité est unique au monde et porte en elle plusieurs paradoxes.
2. Qu’est-ce que la laïcité quand elle se glisse dans les habits du culte ?
Dès le début des années 1990, la laïcité affronte une première question épineuse : doit-elle être reconnue et financée par l’État, au même titre que les cultes, mais en tant que communauté philosophique non confessionnelle ? Deux points de vue s’opposent et sont incarnés par le juriste Marc Uyttendaele et le président du Cal d’alors, Philippe Grollet.
En accédant en 1993 à la reconnaissance et au financement public jusque-là dédié aux cultes, la laïcité organisée légitime le principe du financement étatique des cultes, regrette le premier. Elle plie donc sur le grand principe de séparation des Églises et de l’État. Philippe Grollet argumente le contraire au nom du « réalisme » : une telle reconnaissance permettra au mouvement de se structurer durablement.
Grâce à ce financement, la laïcité renforce effectivement sa structuration entamée dès les années 60. « Le mouvement laïque est aujourd’hui le deuxième groupe convictionnel financé par l’État belge, derrière l’Église catholique, mais devant le culte islamique », note David Koussens. Étonnamment, cette structuration se construit dans un jeu de miroirs avec les cultes traditionnels : la laïcité propose des « rituels » initialement calqués sur un modèle chrétien. Les fêtes de la jeunesse laïque sont par exemple proposées pour les jeunes décidant de ne pas faire leur « communion ». La laïcité développe également une nouvelle éthique humaniste, juxtaposable aux offres religieuses, transmise par les cours de « morale laïque » donnés aux côtés des cours de religion.
On découvre avec ces rites un « paradoxe », ou du moins un « difficile jeu d’équilibriste », souligne David Koussens. « D’un côté, il s’agit de partager des valeurs humanistes qui mettent l’emphase sur la pleine liberté de l’adolescent(e) dans ses choix de vie, sans que n’interfère aucune institution. De l’autre, ces valeurs sont transmises dans un format qui demeure très normé, indispensable à la transmission.«
Pour le Cal, copier les cultes est un passage obligé pour répondre aux demandes d’assistance morale spécifique dans les prisons, hôpitaux, écoles. Mais cela brouille inévitablement le message. « Qu’est-ce que la ‘laïcité’ quand celle-ci se moule dans les habits du culte et accepte de bénéficier du régime de financement, tout en prônant la séparation des Églises et de l’État ? »
3. Quand les « fidèles » manquent à l’appel
Ces dernières décennies, la sécularisation de la société a permis l’émancipation de la laïcité, mais elle va également la fragiliser et la placer devant un autre défi, relève David Koussens. La désaffectation des églises n’a pas étoffé automatiquement les rangs des athées ou libres exaministes. « En Belgique comme ailleurs, de nombreux individus sont devenus des ‘pèlerins’ spirituels. Ils ne se définissent plus par l’appartenance à une confession. Au gré des circonstances et de leurs besoins, ils construisent leur spiritualité ‘à la carte’, en puisant des ressources dans différents univers de sens. De même qu’ils ne s’attachent plus à une institution ecclésiale, ils ne se tournent pas automatiquement vers la laïcité. La sécularisation devient donc un frein à son développement. »
Ce phénomène de « sécularisation de la laïcité » est particulièrement visible dans la baisse progressive, au fil des décennies, du nombre de personnes participant aux rituels laïques. Ce nombre est si faible que les décomptes officiels et globaux n’existent plus. À titre d’exemple, dans la régionale de Namur, 21 cérémonies (parrainages, mariages, funérailles) sont organisées en 2014, pour 34 en 2019. Ce taux famélique menace la raison d’être de la laïcité organisée : l’assistance morale offerte aux personnes.
4. Le coup de génie de l’assistance généraliste
Pour répondre à ce défi, la laïcité assouplit les formules de ses rites pour mieux coller aux souhaits de ceux qui y participent, et les rendre plus attrayants.
De même, puisque l’athéisme a « plutôt tendance à se renforcer dans des contextes de tensions », le Cal, « dès que le débat s’y prête, tente de réactiver l’opposition avec les forces religieuses, et surtout avec le catholicisme, son meilleur ennemi ». La dernière visite du pape François en Belgique en fut un exemple.
Pour autant, dans le contexte de sécularisation, le « coup de génie » de la laïcité organisée fut de mettre en place « l’assistance morale généraliste », souligne David Koussens. Voyant que l’on faisait moins appel à elle pour organiser des rituels laïques, « le mouvement développe à partir des années 2000 une offre de services très diversifiés sur une grande variété de thématiques sociales, culturelles, éducatives. Il peut s’agir de formations philosophiques, d’ateliers d’intégration pour les personnes réfugiées, de lieux pour se défaire de ses assuétudes, de maisons Arc-en-ciel offrant un espace de convivialité aux personnes LGBTQIA +… Cette assistance, s’adressant à tous, est qualifiée de généraliste ».
En la développant, le Cal « fait coup double » : il confirme d’abord son utilité sociale en investissant des thématiques peu couvertes par les cultes confessionnels (comme les droits des minorités de genre ou des travailleurs du sexe, les drogues…) ; il contribue ensuite à raviver et à renouveler des valeurs laïques. Bref, « il réenchante la laïcité ».
Cela lui rapporte-t-il cependant des « fidèles » ? « Nul ne le sait, répond David Koussens. On a encore du mal à savoir qui sont les laïcs et si la laïcité s’hérite, se transmet, à l’instar du catholicisme dans certains milieux. »
5. Les bouddhistes brouillent les lignes
Un dernier fait d’actualité a secoué la laïcité ces dernières années : la demande du bouddhisme d’être reconnu à son tour comme philosophie non confessionnelle. Savoir si le bouddhisme est une religion ou une philosophie est un débat sans fin, mais le fait est que l’Union bouddhiste de Belgique demande à être reconnue comme philosophie non confessionnelle. Cela chatouilla le Cal qui organisa avec succès, lors de la précédente législature, un lobbying politique pour freiner tout projet de loi allant en ce sens. « Ce lobbying pour que l’État n’acquiesce pas à la définition que les bouddhistes se donnent d’eux-mêmes est étonnant quand on sait le souci qu’a le Cal de faire respecter l’autonomie du religieux par rapport à l’État », relève David Koussens.
Plus fondamentalement, souligne-t-il, « ce débat fut très révélateur du brouillage des lignes entre ce qui relève du ‘confessionnel’ et du ‘non confessionnel' ». Il bouscula les distinctions établies, « l’ordonnancement convictionnel belge », et mit en évidence la « porosité entre religion et non-religion ».
6. Une crise « insoluble »
Qui sait alors ce qu’est vraiment la laïcité en Belgique ? À qui s’adresse-t-elle ? Est-elle politique ou philosophique ? Le seul acteur à labourer le champ du « non confessionnel » ? « Les contours de la notion sont de plus en plus indéfinis, mouvants et volatils, conclut David Koussens. Je pense que, depuis 1993, la laïcité vit une crise existentielle, une crise de définition qui sera insoluble tant qu’elle refusera d’admettre qu’elle est une conviction parmi d’autres et non, en Belgique, un principe universel. »
(1) « La laïcité organisée en Belgique francophone. Un culte pas comme les autres », David Koussens, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2025.