Délais rallongés et budgets dépassés pour le musée Kanal-Centre Pompidou
Le 28 novembre 2026, le Musée Kanal -Centre Pompidou ouvrira ses portes, comme annoncé par Yves Goldstein lors d’une conférence de presse le 20 mai dernier. Le coût total du projet atteindra 230 millions d’euros, soit 80 millions de plus que prévu initialement.
Casque sur la tête et gilet jaune fluo sur les épaules, Yves Goldstein traverse la poussière du chantier comme un artiste sur scène. Le 20 mai dernier, devant une assemblée de journalistes dans l’ancien garage Citroën, il annonce une date marquante : **le 28 novembre 2026**, le Musée Kanal – Centre Pompidou accueillera ses premiers visiteurs.
> * »Aujourd’hui, cela fait un peu plus de huit ans et demi que le gouvernement bruxellois m’a désigné pour porter ce projet. Et à ce jour, 85% du chemin a été accompli, »* déclare-t-il, scrutant cet espace qu’il observe comme un capitaine son navire. Ancien conseiller politique auprès de Laurette Onkelinx puis de Rudi Vervoort, Yves Goldstein a quitté le cercle du pouvoir pour diriger ce projet monumental.
Au sein de la Fondation, un souffle de soulagement parcourt l’équipe. Après plusieurs reports, l’annonce d’une date précise donne enfin l’impression que le chantier progresse. Cependant, l’euphorie est de courte durée : le prix se révèle également. **230 millions d’euros**, soit 80 millions de plus que prévu.
Le ton se teinte d’inquiétude. La Région bruxelloise, seule financeur, fait déjà face à une dette sans précédent. Pour calmer les critiques, Yves Goldstein annonce une réduction possible des dépenses de fonctionnement annuelles : de 35 à 29 millions d’euros. * »Une stratégie intelligente, »* commentera plus tard un élu d’un parti bien placé pour intégrer le prochain gouvernement.
L’essentiel reste à définir : quelle ambition pour ce musée colossal ? * »Ça, ce sera une discussion avec le prochain gouvernement. Nous sommes un projet de la Région, c’est à elle de décider l’ambition qu’elle veut donner à ce projet, »* admet Yves Goldstein. Ce jour-là, les sourires peinent à cacher des incertitudes.
C’est par cette conférence de presse que débute notre enquête. Car derrière les discours et les promesses, se cache un chantier gigantesque : 42 000 m² à rénover, une véritable ville dans la ville. Bien plus qu’une simple réhabilitation, le projet Kanal ambitionne de devenir un instrument culturel XXL pour Bruxelles, avec pour objectif d’y intégrer tous les Bruxellois.
### L’attente des habitants
> * »On a une inquiétude liée au budget de la Région. »*
Le musée Kanal ne s’est pas implanté dans le coin le plus calme de la capitale. Autour de l’ancien garage Citroën, le quartier conserve une réputation tenace. * »Il y a 25 ans, le quartier était assez difficile. C’était un quartier où il y avait de la criminalité. À ce moment-là, on l’appelait Chicago, »* se remémore Eric Vandezande, président du comité de quartier Yser. Depuis son appartement, il a une vue directe sur l’ancien showroom transformé en chantier.
Au pied de son immeuble, la station Yser est considérée comme un « hotspot », l’un des dix-sept points de deal de drogue les plus actifs de la capitale. Pour Eric Vandezande, l’arrivée du musée pourrait changer la donne : * »Ce projet va donner un nouvel élan au quartier qui s’est appauvri et qui a eu beaucoup de problèmes ces dernières années. On a toutefois une inquiétude liée au budget de la Région. S’il ne permet plus de maintenir ce projet dans le futur, on est devant un problème potentiel. »*
De l’autre côté du chantier, l’attente est tout aussi palpable. Philippe Berkenbaum, cofondateur d’une galerie d’art contemporain située à deux cents mètres du futur musée, considère le projet comme une opportunité. * »Il n’y a pas de quartier purement artistique à Bruxelles. Il n’y a pas ce qu’on appelle, dans d’autres villes, un art district. L’espoir c’est vraiment qu’un quartier dédié aux arts s’installe autour de la dynamique créée par ce musée, »* confie-t-il.
### Un chantier, des retards
Mais le chantier stagne.
Initialement prévue en 2022, puis repoussée à 2023, 2024, puis 2025, l’ouverture du musée Kanal est maintenant annoncée pour novembre 2026. Cela représente un retard de trois ans et demi. Le gouvernement bruxellois évoque plusieurs raisons : la crise du Covid, la guerre en Ukraine et des imprévus sur le chantier.
Dans une tentative de transparence, la fondation Kanal a ouvert les portes du site à l’émission *#Investigation*.
Sur place, l’activité bat son plein : des centaines d’ouvriers, casques vissés, machines tonitruantes, échafaudages dressés. La visite est dirigée par le chef de chantier, la directrice du bâtiment et le directeur de la Fondation, sous l’œil vigilant d’un chargé de communication.
Dès les premiers pas, une réalité émerge : transformer un garage en musée est une tâche ardue. En effet, il ne s’agit pas d’une simple rénovation. Trois nouveaux bâtiments prennent forme à l’intérieur de l’ancien garage. Le premier, dédié aux espaces muséaux, s’étendra sur 12 000 m². Le second, le musée d’architecture (CIVA), occupera 7 000 m². Le troisième, regroupant auditoires et bureaux, s’étendra sur 9 000 m².
>* »Le garage brut rendait impossible d’exposer un certain nombre d’œuvres, principalement de peinture, de photo, de dessin qui nécessitent des conditions climatiques très strictes de température et d’humidité, ce qui est impossible dans un lieu aussi ouvert que ce garage. C’est aussi une des raisons pour lesquelles on a choisi le projet des architectes d’Atelier Kanal pour transformer le bâtiment. Ce qu’ils ont créé ? Trois nouveaux bâtiments dans le bâtiment, »* explique Yves Goldstein au milieu des bruits de perceuses.
### L’addition
Le budget initial était de **125 millions d’euros** pour le gros œuvre, avec **25 millions** pour les honoraires des architectes. La première hausse, due à l’inflation, a concerné **22 millions d’euros**, suivie d’une seconde augmentation de **45 millions**, en raison notamment de la TVA non intégrée dans les prévisions (en cours de négociation avec l’administration fiscale fédérale). Le mobilier est budgété à **13 millions d’euros**.
Le montant total atteint donc **230 millions d’euros**. Actuellement, **185 millions d’euros ont déjà été versés**. La Fondation Kanal devra demander **45 millions d’euros** supplémentaires auprès du prochain gouvernement pour couvrir le coût de la réalisation du bâtiment.
À cette somme s’ajoute le coût du système informatique, pris en charge par l’administration bruxelloise *Paradigm brussels*, évalué à plus de **14 millions d’euros**.
> * »Même si la Région arrêtait de dépenser le moindre centime, il faudrait plus de deux ans pour rembourser sa dette. »*
Les subventions allouées au projet Kanal proviennent exclusivement du budget de la Région bruxelloise. Cependant, le contexte financier est défavorable.
Selon Magali Verdonck, experte en finances publiques à l’ULB, * »les finances ne vont pas trop bien à Bruxelles, c’est une évidence. On est arrivé à un stade où l’endettement est de plus de 200% du montant annuel des recettes de la Région. Même si la Région arrêtait de dépenser le moindre cent, il faudrait plus de deux ans pour rembourser sa dette. Pour donner une idée, au-delà de 100%, tout le monde commence à faire attention, les marchés financiers en particulier. Mais 200% de recettes annuelles, c’est vraiment un stade où on ne peut pas nier. On ne peut plus ne rien faire. »*
Les prévisions estiment que le taux d’endettement de la Région bruxelloise pourrait dépasser les **240%** de ses recettes annuelles. À titre de comparaison, ce taux s’élèvera à environ **190%** en Wallonie et à **85%** en Flandre.
L’ancien député bruxellois Ecolo, Pierre-Yves Lux, a suivi de près le dossier durant la précédente législature. Pour lui, dans ce contexte budgétaire, ces travaux sont démesurés : * »Le chantier est titanesque, »* déplore-t-il. * »C’est une volonté d’avoir un projet modèle, d’avoir quelque chose qui brille et je pense que là, c’est une erreur. Aujourd’hui, on se rend compte que les délais ont été rallongés, les budgets ont été largement dépassés. Il y avait la possibilité d’avoir un projet plus sobre que celui qui est proposé et qui n’a pas encore permis l’ouverture du musée. »*
### Un avis défavorable de l’inspection des finances
Le Corps Interfédéral de l’Inspection des finances exprime également ses préoccupations. Cette institution, dont la mission consiste à examiner les dépenses publiques des différents gouvernements belges, s’assure de la légalité, la soutenabilité, l’efficacité et l’économie des dépenses.
Concernant le contrat de gestion de la Fondation Kanal pour la période 2024-2028, document majeur qui devait concrétiser l’engagement du gouvernement bruxellois pour l’ouverture du musée, l’Inspection a rendu en 2023 un avis défavorable.
Dans un rapport de 13 pages, consulté par *#Investigation*, il est très explicite sur les travaux :
> * »Il semble qu’aucune estimation fiable du coût final des travaux soit actuellement disponible, ce qui représente potentiellement un risque majeur pour les finances de la Région de Bruxelles-Capitale. »*
En juillet 2023, le ministre-président Rudi Vervoort s’exprime au parlement pour minimiser la portée de ce document et s’en prend directement à son auteur. * »C’est un jeune inspecteur des finances. Il vient de terminer son stage. On ne peut que l’encourager à affiner un peu son examen et de rester dans le cadre de l’Inspection des finances, »* déclare-t-il face aux parlementaires.
Cette sortie choque Gaëtan Van Goidsenhoven, député MR. * »Je n’ai jamais entendu une remise en cause d’une institution de cette nature avec une aussi grande brutalité. C’était de leur dire : vous êtes des imbéciles, vous ne savez rien. Vous n’avez rien compris, ni à l’engagement du personnel, ni aux coûts de gestion, »* s’insurge-t-il.
Même son de cloche chez l’ancien député Ecolo Pierre-Yves Lux, également présent ce jour-là : * »L’inspecteur des finances connaît précisément bien la situation budgétaire de la région et questionnait la capacité de la Région bruxelloise, dans le contexte budgétaire, d’assurer la suite du financement du projet Kanal. »*
### A la rencontre de l’inspecteur des finances
Pour mieux comprendre la situation, nous avons rencontré l’inspecteur concerné, accompagné du chef de corps, dans ses bureaux.
Cet entretien, conduit avec prudence, visait à éviter toute interprétation erronée de leur analyse. Bien qu’ils aient refusé de commenter les attaques du ministre-président, ils assument le contenu du rapport et reconnaissent que certaines formulations ont pu sembler excessives. Leur analyse repose sur les données disponibles au moment de la rédaction.
Rudi Vervoort revient sur ses critiques : * »J’ai été critique par rapport à ce rapport, d’autant plus que l’inspection des finances a participé à une série de décisions qu’elle a validées. Ici, c’est un nouvel inspecteur des finances qui est un peu sorti de son rôle. »* Toutefois, le site officiel de l’Inspection stipule que l’évaluation de l’opportunité des dépenses fait bien partie de ses compétences.
Dans l’ombre, certains responsables tentent de discréditer l’auteur du rapport en évoquant des supposés liens avec le MR. Cependant, ce document a été validé par la direction de l’Inspection des finances et a été relu et cosigné par deux inspecteurs chevronnés.

