Défense : L’Europe peut-elle se passer des États-Unis ? État des lieux.
Mette Frederiksen, la première ministre danoise, a déclaré le 1er octobre lors d’un sommet européen « informel » à Copenhague : « Nous traversons la situation la plus dangereuse depuis la fin de la seconde guerre mondiale ». Selon l’Agence européenne de défense (AED), en 2024, les dépenses militaires des pays européens membres de l’OTAN ont augmenté de près de 20% par rapport à 2023, pour atteindre 1,9% du PIB, soit un total de 318,2 milliards d’euros, selon les chiffres du SIPRI.

« La Russie nous teste et cela va continuer » déclare Mette Frederiksen, première ministre danoise, après que son pays a récemment été confronté à des incursions de drones, à l’instar d’autres nations européennes, dont la Belgique. « Nous traversons la situation la plus dangereuse depuis la fin de la seconde guerre mondiale« , a-t-elle ajouté lors du sommet européen « informel » consacré à la défense qui s’est tenu à Copenhague, le 1er octobre dernier.
Ce sommet a encore révélé que les Européens continuent d’avoir des difficultés à se coordonner en matière de sécurité, et encore plus à organiser leur indépendance dans ce domaine.
Dans ce contexte, suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et sous la pression des alliés de l’OTAN, les dépenses militaires des pays européens ont considérablement augmenté. Selon l’Agence européenne de défense (AED), en 2024, elles devraient augmenter de près de 20% par rapport à 2023, atteignant 1,9% du PIB, ce qui représente un total de 318,2 milliards d’euros, selon les chiffres du SIPRI, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), que nous choisissons de reprendre pour pouvoir les comparer à l’international. C’est un chiffre record.
Tous les pays de l’Union européenne ont augmenté leurs dépenses cette année-là, à l’exception de l’Irlande, de la Croatie et de Malte.
La Pologne a acquis des hélicoptères d’attaque pour un montant de 9 milliards d’euros, l’Italie a acheté des avions de chasse pour 7,5 milliards, et l’Allemagne a investi 5 milliards dans des sous-marins. Le budget militaire européen est bien garni.
De programmes en feuilles de route
Lors du sommet informel de Copenhague, Ursula von der Leyen a présenté une « feuille de route 2030 » intégrant quatre projets majeurs : un mur antidrones (les grandes lignes de ce projet ont été révélées le 16 octobre), la surveillance du flanc oriental, un bouclier de défense aérienne et un bouclier spatial de défense. Les initiatives s’accumulent, mais cela fait-il réellement la différence? « On est entre deux chaises, estime Sven Biscop (Institut Egmont). Nous percevons clairement l’urgence de concrétiser notre ambition de nous défendre nous-mêmes, mais en même temps, nous avons encore trop l’habitude de vérifier si les Américains sont derrière nous. Il est difficile mentalement de sortir de cette habitude. Tant que nous ne nous sentirons pas autonomes, nous ne le serons pas. » Pour lui, les États européens manquent encore d’une volonté réelle de se fédérer.
Au-delà de ces considérations « psycho-politiques », Alain De Nève (IRSD) souligne les lacunes en matière d’avions ravitailleurs. Il met également en avant un déficit relatif aux systèmes de défense anti-aérienne et antimissile, « une capacité qui est détenue et mise en œuvre à 80% par les États-Unis. »
Le renseignement, nerf de la guerre
Guillaume Ancel, auteur de Petites leçons sur la guerre (Ed. Autrement, 2025), affirme : « Les Européens n’ont absolument pas l’équivalent du système de renseignement américain. Les Ukrainiens n’ont jamais été surpris par les Russes parce qu’ils bénéficient d’un système de renseignement colossal des Américains, qui sont capables de savoir pratiquement ce que Poutine dit à son entourage et ce que l’état-major russe prévoit de faire. Pour forcer les Ukrainiens à évacuer la ville russe de Koursk, Donald Trump leur avait temporairement coupé l’accès au renseignement. « Ça a été la débandade. »
Autre question cruciale : celle de la dissuasion nucléaire. En Europe, seule la France et le Royaume-Uni possèdent l’arme nucléaire. Sans le parapluie américain, la France devrait partager sa dissuasion avec les autres pays, c’est-à-dire que l’utilisation de la bombe atomique, actuellement conditionnée à la protection des intérêts vitaux de la France, devrait s’étendre à ceux des autres pays de l’Union. Cependant, la France reste encore réticente.
1000 milliards de dollars
Étant donné ses forces et ses faiblesses, l’Europe peut-elle se passer des États-Unis? Les chercheurs de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), une référence dans le domaine militaire, se sont aventurés à calculer ce qu’il faudrait à l’Europe en cas de retrait des États-Unis de l’OTAN, avec une Russie qui, après un éventuel cessez-le-feu en 2025, pourrait « se reconstruire » et redevenir une menace militaire pour les alliés en 2027.
Ils ont évalué les besoins pour remplacer les troupes américaines (128.000 soldats), les équipements militaires (notamment 400 avions de chasse tactiques), les capacités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, ainsi que celles dans le domaine spatial, sans oublier les fonctions de commandement. Résultat : « Compte tenu des coûts d’acquisition ponctuels et en supposant un cycle de vie de 25 ans, les coûts s’élèveraient à environ 1000 milliards de dollars américains, à ajouter aux investissements déjà prévus.
L’IISS souligne en outre qu’en plus des dépenses colossales que cela nécessiterait, ni l’industrie européenne, ni d’autres secteurs ne seraient capables de répondre à cette demande. Il faudrait donc, plutôt que de tenter de combler « toute la lacune américaine, faire des choix en fonction de la nature de la menace russe.
« Je pense que les Américains ne quitteront pas complètement le continent européen, déclare l’ancien officier français Guillaume Ancel. Ils se retireront partiellement. Et selon moi, il ne faut surtout pas essayer de les remplacer au même nombre, sinon on n’y arrivera pas. Il faut réfléchir à des solutions communes intelligentes.”
De la créativité
Il serait préférable, selon lui, de créer une alliance avec quelques pays prêts à aller de l’avant, en excluant la Hongrie, par exemple. Sven Biscop (Institut Egmont) abonde dans ce sens : « Le gouvernement d’Orban est trop proche des Russes. On ne peut pas partir en guerre avec eux dans nos rangs. »
Guillaume Ancel préconise de ne pas créer une armée lourde et nombreuse, trop coûteuse, mais plutôt une « garde européenne ». « Un contingent de volontaires qui s’entraîneraient deux à trois semaines par an, avec une compensation pour leur entreprise ou leur administration durant leur service militaire. Ils pourraient réagir en cas de crise majeure. Ce ne serait pas une armée de pointe, mais cela permettrait de mobiliser des millions d’hommes.” Les soldats professionnels des armées actuelles formeraient la colonne vertébrale de cette garde. « Ils savent déjà travailler ensemble, il existe déjà un corps de réaction rapide européen sous l’égide de l’OTAN. »
Il faudra être créatif dans tous les cas. Et retrouver, souligne encore l’ancien officier français, « une culture militaire que nous avons perdue.
Cela dit, Sven Biscop (Institut Egmont) remarque que, si aujourd’hui, nous devions mener une guerre contre les Russes sans les Américains, « nous gagnerions« . « Mais avec les moyens dont nous disposons actuellement, cela prendrait beaucoup plus de temps. Nous perdrions beaucoup plus de vies. Et il est probable que nous ne parviendrions pas à arrêter les Russes à la frontière. Une partie du territoire serait occupée pendant un certain temps. » Pour gagner à un coût réduit, il est nécessaire de compléter nos forces.
Ursula von der Leyen tentera de convaincre lors du sommet européen des 23 et 24 octobre. La Commission européenne y présentera sa « feuille de route 2030 » aux chefs d’États et de gouvernements de l’Union.

