De la poussière noire au pouvoir rouge : sur les traces d’Ahmed Laaouej, l’autre président du PS
Le président du PS bruxellois, en s’opposant à toute discussion avec la N-VA dans la capitale, a créé les conditions de la plus grave crise politique de l’histoire de la Région Bruxelles-Capitale. Qui est-il ? Portrait de ce fils de mineur marocain, mort de la silicose, qui n’a rien oublié des dérapages de Theo Francken et de la N-VA.
- Publié le 30-06-2025 à 06h37

Pour beaucoup d’observateurs, l’épisode n’a été qu’un dérapage parmi d’autres. « Pour moi, c’était un peu comme si on allait pisser sur la tombe de mon grand-père« , pointe Khalil Aouasti (PS), député fédéral et bras droit d’Ahmed Laaouej.
En octobre 2014, des commentaires Facebook de Theo Francken (N-VA) dans lesquels il doute de « la valeur ajoutée des émigrés Marocains » refont surface.
« C’était du racisme », se souvient Ahmed Laaouej. « La N-VA n’a pas changé de nature. La xénophobie est un vrai ressort électoral, qu’ils utilisent au gré des contextes ».
D’autres propos, dont ceux de Bart De Wever sur les Berbères, achèveront d’ancrer chez lui cette conviction.
Fin novembre 2024, Ahmed Laaouej, devenu président du PS bruxellois, s’oppose à toute discussion avec la N-VA dans la capitale. Il crée ainsi les conditions de ce qui deviendra la plus grave crise politique de l’histoire de la Région Bruxelles-Capitale.
C’est que, même 10 ans plus tard, il n’a rien oublié.
Tout simplement parce qu’Ahmed Laaouej n’oublie rien. Jamais.
Il n’a pas oublié le parcours de son père, mineur marocain, venu travailler dans les charbonnages de Blegny-Mine, en 1962.
Il n’a pas oublié ce même père, alité après avoir eu la jambe écrasée contre le mur de la mine. Ni son décès, des années plus tard, des suites d’une silicose.
Il n’a pas non plus oublié sa maman, qui ne parlait que le berbère lors de son arrivée à Liège, portait le foulard « mais n’avait rien d’une femme dominée. »
Il se souvient de ses parents qui, bien qu’analphabètes, voyaient dans l’école un moyen d’émancipation pour leurs enfants.
Il se souvient avec nostalgie des intonations italiennes ou turques qui résonnaient dans Beyne-Heysay. De son quartier ouvrier dans lequel les enfants Laaouej, réputés bons élèves, furent rapidement sollicités comme écrivains publics par le voisinage.
Des affiches d’André Cools, et du charisme d’Edmond Rigo, étoile politique locale fauchée dans la trentaine.
Il peut répéter le nom de chacun de ses instituteurs de primaire, dans la petite école où il apprit le français.
ll se souvient être entré comme fonctionnaire à l’inspection spéciale des impôts, après des études de droit à l’ULiège.
Et de cette réunion avec des membres de l’Institut Emile Vandervelde (IEV), en 1998, lors de laquelle il fît impression sur Frédéric Delcor, alors chef de cabinet d’Elio Di Rupo.
Plus à gauche que Di Rupo, son mentor
Ahmed Laaouej intègre alors la garde rapprochée du président du PS, comme expert finances. Bien que plus à gauche que le Montois, il est formé par l’exigence et la rigueur de son mentor.
Ni tout à fait marxiste, ni social-démocrate, Ahmed Laaouej se définit comme bourdieusien : il voit dans l’œuvre du sociologue français la meilleure explication de la reproduction des inégalités sociales.
En 2000, il quitte Liège et s’établit à Koekelberg, afin de se rapprocher de l’IEV, et du métro Simonis (Ahmed Laaouej ne conduit pas).
Sa première campagne communale, en 2000, est un échec, de même que sa première tentative à la Région, en 2009.
« Encore un apparatchik… »
« Les Bruxellois se disaient encore un apparatchik qui vient chez nous. Personne ne le connaissait« , se souvient un socialiste bruxellois.
L’année suivante, le parti le désigne comme sénateur coopté, puis l’envoie sur les plateaux de télé dominicaux en tant que Monsieur fiscalité.
En parallèle, Ahmed Laaouej développe une méthode basée sur un maillage des quartiers, notamment via des relais influents.
Cette stratégie s’agrémentera par la suite d’un fort appétit pour les réseaux sociaux, et d’une utilisation industrielle des messages WhatsApp. Elle connaîtra son apogée lors de la campagne « souterraine » de 2024, qui s’appuiera largement sur des thèmes communautaires tels que le conflit à Gaza ou l’abattage rituel. Il en ressort avec le plus haut score régional bruxellois.
Le pouvoir passe d’Onkelinx à Laaouej
Mais Ahmed Laaouej est encore loin de cette popularité, lorsqu’il entre, presque anonyme, à la Chambre en 2014.
À l’été 2017, Laurette Onkelinx, qui plaide pour le décumul des mandats, s’attire l’inimitié de députés PS comme Laurent Devin, Emir Kir, Julie Fernandez Fernandez, ou encore Eric Thiébaut. Ces municipalistes se cherchent un champion pour contrer leur cheffe de groupe. Eric Thiébaut lui instille l’idée, lors d’un dîner, au restaurant de la Chambre. Pourquoi pas lui ?
« Ahmed est un très bon tribun, un stratège. Et il est très fidèle en amitié », nous résume Eric Thiébaut.
Il devient donc la figure de proue de l’opposition fédérale. Sa carrière politique décolle. Celle de Laurette Onkelinx connaît une courbe inverse…
Mais il lui reste à conquérir le pouvoir. Le vrai. Pour Ahmed Laaouej, c’est à la Fédération bruxelloise du PS qu’il se trouve.
Conforté par son succès électoral de mai 2019, il coalise autour de lui plusieurs barons, comme Philippe Close, Rudi Vervoort, Ridouane Chahid et Caroline Désir.
Face à lui, il retrouve le clan Onkelinx. La présidente de la Fédération bruxelloise du PS veut faire de Rachid Madrane son successeur. Elle est soutenue par Karine Lalieux et Catherine Moureaux. Le clan Laaouej l’emporte par 6 maigres voix. L’affrontement aura fait du dégât.
Magnette ne le nomme pas ministre…
Face à un journaliste de La Libre, Ahmed Laaouej assure ainsi que, s’il est élu président de la Fédération, il ne sera pas ministre.
« Mon analyse, c’est que Paul (Magnette) a utilisé cet alibi pour ne pas désigner Ahmed comme ministre fédéral, alors que tout le monde le voyait aux Finances. Il méritait la place. Mais Paul Magnette a été chercher Karine Lalieux. Chacun décodera ce choix », décrypte un député socialiste.
Les relations entre Ahmed Laaouej et son président, qui se sont apaisées depuis, sont alors notoirement tendues.
Quoi qu’il en soit, le Liégeois de naissance passera les années qui suivent à consolider son pouvoir à Bruxelles.
Ses anciens concurrents bruxellois, à l’exception de Karine Lalieux qui rentre dans le rang, ont vu leur horizon politique se dérober.
Rachid Madrane claque la porte en 2024, en fustigeant « le clan, la clique d’Ahmed Laaouej, (qui) a pris le pouvoir au PS bruxellois ». Quant à Catherine Moureaux, sa commune, Molenbeek, est mise sous tutelle par la Fédération du PS bruxellois.
Le boss du PS bruxellois, réputé autoritaire, règne d’une main de fer sur sa fédération, entouré d’une garde rapprochée de fidèles : Khalil Aouasti, le fils spirituel, Ridouane Chahid, l’artilleur en chef, Martin Casier, qui diffuse la bonne parole sur les plateaux de télé, ou ses hommes de l’ombre, Raphaël Jehotte et Moustapha Budchich.
Aujourd’hui, plus aucune tête ne dépasse au PS bruxellois.
« Une logique clanique et stalinienne »
« Ahmed Laaouej fait confiance à un entourage restreint pour mettre en pratique la ligne qu’il a défini. Il est extrêmement exigeant avec cet entourage, mais il est aussi bienveillant et convivial », observe Khalil Aouasti.
Avec les autres, c’est une autre histoire.
« Le PS bruxellois fonctionne selon une logique verticale et stalinienne. Tout qui ne file pas droit est ostracisé et menacé », objecte Julien Uyttendaele.
Cet ancien député bruxellois avait refusé de suivre la consigne de vote d’Ahmed Laaouej sur l’abattage rituel. « Dans ce dossier, on m’a fait comprendre clairement que, si je ne filais pas droit, on me couperait politiquement la tête, qu’on m’exclurait du parti », reprend Julien Uyttendaele.
Une menace qu’Ahmed Laaouej dément avoir jamais proféré.
guillement Je ne supporte pas ceux qui savonnent la planche. Il faut être loyal à celui qui est élu président, à la personne, mais aussi à la fonction ».
« La vengeance est un luxe qui coûte cher, et j’ai déjà assez à faire avec l’extérieur du parti », tempère Ahmed Laaouej.
Sur le plan politique, sa ligne, notamment lors d’un vote sur l’abattage rituel contraire à la position wallonne, a provoqué l’incompréhension de ceux qui avaient longtemps cru voir dans Ahmed Laaouej un laïc et un universaliste.
« Je suis convaincu que sa position actuelle est le fruit d’une stratégie et non d’une position personnelle », analyse Julien Uyttendaele.
D’autres socialistes bruxellois voient dans cette ligne politique une forme d’opportunisme politique.
« Ahmed Laaouej peut donner l’impression d’être un dogmatique. Mais c’est un pragmatique. Il adapte sa ligne politique à la situation de la Région bruxelloise. C’est un stratège et il sait compter », analyse Claude Eerdekens, dont Ahmed Laaouej a été le chef de cabinet lorsqu’il était ministre wallon des Sports.
En juin 2024, Charles Picqué (PS) avait mis les pieds dans le plat, en regrettant la « posture communautariste du PS à Bruxelles ».
« Traiter quelqu’un de communautariste, cela fait partie des anathèmes qu’on lance pour disqualifier et diminuer l’interlocuteur », évacue Ahmed Laaouej.
L’homme a connu, ces derniers mois, des succès divers.
Lors des élections communales, le Bruxellois a raflé plusieurs mayorats au nez et à la barbe du MR, lors d’habiles négociations d’après scrutin.
« Par contre, qu’a obtenu Ahmed Laaouej lors des négociations régionales ? Rien », objecte un autre socialiste. « S’il était vraiment du niveau d’un Charles Picqué ou d’un Philippe Moureaux, on aurait déjà un gouvernement bruxellois ».
« Y a-t-il encore un président national du PS ? »
Sa tentative de majorité avec le PTB a été torpillée par Conner Rousseau. II a réagi en rompant avec le président de Vooruit dans la capitale (voir encadré), mais le PS national ne l’a pas suivi.
« Je suis étonné du silence de Paul Magnette, alors qu’une partie de la Flandre est en train de se dire : le PS bruxellois nous déteste », abonde un socialiste bruxellois.
Sa ligne politique, son veto contre la N-VA, et sa proposition de former un gouvernement minoritaire côté flamand semblent avoir fait de lui une sorte de repoussoir en Flandre.
« Il y a deux PS, aujourd’hui, constate Julien Uyttendaele. « Il y a le PS bruxellois et le PS wallon. Mais y a-t-il encore un président national ? »
C’est que Paul Magnette, après la défaite électorale du PS wallon, n’est sans doute pas en position de s’imposer auprès d’Ahmed Laaouej.
Le numéro 1 bis peut-il rêver au poste de numéro 1 tout court ? En interne, beaucoup d’observateurs en doutent. Et pour l’heure, c’est à Bruxelles que se situe l’ambition d’Ahmed Laaouej.
« Son agenda pour 2029 est clair », estime Frédéric De Gucht, leader de l’Open VLD à Bruxelles. « Il veut redevenir le premier parti dans la capitale, et devenir ministre-Président bruxellois. »