Data centers : la Belgique ne fait-elle pas face à un risque de surchauffe ?
Google va investir 5 milliards d’euros dans l’infrastructure IA en Belgique jusqu’en 2027. En Irlande, 22% de la consommation électrique est accaparée par les data centers.
C’est une annonce faite avec tambours et flonflons : « Google va investir 5 milliards d’euros dans l’infrastructure IA en Belgique jusqu’en 2027. » Déjà présent en Belgique, il s’agit d’agrandir le data center de Saint-Ghislain, situé dans le Hainaut. Avec des milliards d’investissements et 300 emplois à la clé, il s’agit de bonnes nouvelles, mais il est important de noter que ces Data Centers consomment énormément d’énergie. La question se pose : le réseau électrique belge, déjà sous tension, pourra-t-il supporter ce nouveau développement ? La Belgique risque-t-elle de se retrouver, à l’image de l’Irlande, où les centres de données consomment déjà plus de 20 % de l’électricité disponible, dépassant ainsi la consommation électrique des zones résidentielles urbaines ?
Avant de se concentrer sur la situation en Belgique, examinons quelques éléments clés.
### La croissance de l’IA sera insoutenable sans planification
Cette annonce émane du Shift Project, un think tank français qui a récemment publié un rapport sur l’impact du développement de l’intelligence artificielle en Europe. Dans ce rapport, on peut lire qu’ « À l’horizon 2030, sans évolution majeure dans les dynamiques actuelles, la consommation électrique mondiale des centres de données pourrait atteindre jusqu’à 1500 TWh/an (térawatt-heure, soit 1 milliard de kilowattheures). » Cela représente un quasi-triplement de la consommation des centres, dont presque la moitié serait uniquement consacrée à l’IA en 2030.
Le think tank souligne la nécessité de planification et d’anticipation, une tâche compliquée par le développement ultrarapide de l’intelligence artificielle à travers le monde.
### USA : « IA qu’à forer »
Aux États-Unis, le rapport explique que « la réponse aux tensions énergétiques liées au développement de l’intelligence artificielle repose actuellement sur le gaz fossile. » Pour répondre à la demande croissante, les géants pétroliers intensifient les activités de forage, avec un objectif d’ajouter 50 000 barils supplémentaires. Ce pétrole servira majoritairement à alimenter les Data Centers. En juillet, Donald Trump a annoncé des investissements d’entreprises privées dans l’énergie et les infrastructures. Au total, plusieurs organisations s’apprêtent à investir environ 92 milliards de dollars dans des projets de centres de données (36 milliards) et de sites de production d’énergie (56 milliards).
Le Financial Times a alerté en juillet : « Si les centres de données sont mis en service plus rapidement que les nouvelles centrales électriques, les consommateurs américains pourraient faire face à une flambée des coûts énergétiques et à des coupures d’électricité. »
Dans une publication, le MIT souligne qu’un changement de paradigme est nécessaire en matière d’environnement : « Les combustibles fossiles sont la principale source d’électricité du pays, et de grandes centrales au gaz naturel sont en cours de construction à travers le territoire pour alimenter en électricité les nouveaux centres de données IA. Alors que certains défenseurs du climat espéraient voir les énergies renouvelables plus propres prendre bientôt le relais, la demande électrique croissante des centres de données compromet toute perspective de voir les États-Unis se passer du gaz naturel dans un avenir proche. »
Martin Willame, doctorant à l’UCLouvain et membre d’un groupe d’experts du Shift Project sur l’impact écologique de l’IA, déclare : « Ce que nous constatons, c’est que toutes ces grandes entreprises comme Google, Amazon, etc., commençaient à réduire leur impact et respectaient les engagements qu’elles avaient pris. Mais aujourd’hui, ce que l’on observe est un effet inverse. Aujourd’hui, l’IA est un prétexte pour éluder ces engagements. »
Il ajoute : « En Irlande, 22 % de la consommation électrique est accaparée par les data centers, cela provoque des tensions. L’IA se développe plus rapidement que la capacité des pays à fournir l’électricité nécessaire. C’est pour ça que l’Irlande et les États-Unis recourent aux énergies fossiles pour répondre à cette demande. Cela pourrait aussi se produire chez nous. Nous n’avons pas une production d’électricité constante ; le risque est que nous devions, un jour, choisir ce que nous laissons allumé. »
### Approvisionnement garanti, tensions à prévoir
En Belgique, le gestionnaire de réseau ELIA a été contacté pour évaluer les préoccupations sur la sécurité d’approvisionnement soulevées par le Shift Project. Concrètement, l’implantation d’un tel data center représente-t-elle un risque pour la sécurité d’approvisionnement du réseau en Belgique ? Pour ELIA, la réponse est non, pas pour l’instant : « Nous ne voyons pas de problème pour les années à venir concernant la sécurité d’approvisionnement, » a déclaré le gestionnaire, ajoutant qu’une étude avait été menée sur le sujet en juin dernier. « Les autorités belges ont mis en place un outil, le CRM (capacity remuneration mechanism), qui permet, à travers un mécanisme de soutien, de créer de nouvelles capacités, garantissant suffisamment de production pour répondre aux besoins en électricité. À plus long terme, plusieurs possibilités, en plus du CRM, existent pour répondre à cette demande en électricité : nucléaire, renouvelables en mer et à terre, interconnexions, sobriété énergétique, etc. Ces possibilités devront être affinées et des choix devront être faits pour concrétiser le mix de production électrique de demain, mais nous avons encore le temps pour cela. »
Autre question : si la sécurité d’approvisionnement n’est pas en jeu, nos infrastructures sont-elles prêtes ? La réponse d’ELIA est plus nuancée. « En Belgique, les data centers représentent actuellement une consommation de 3,2 TWh (base annuelle pour 2024). Si l’on se projette dans 10 ans, en tenant compte de tous les projets de data centers ayant déjà réservé de la capacité sur notre réseau, cette consommation pourrait atteindre 16 TWh, soit un facteur multiplicatif de cinq. » Si cela n’entraîne pas de problèmes pour la sécurité d’approvisionnement, cela crée néanmoins une pression sur les réseaux électriques. L’implantation de ces projets dans une région limite la place pour d’autres nouveaux projets, ce qui pourrait poser des problèmes si d’autres demandes de raccordement existent déjà.
### À l’horizon : besoins accrus et choix à faire
Pour l’instant, la situation semble gérée, mais à l’avenir, avec une politique inchangée, des choix seront nécessaires.
Le gestionnaire parle de collaborations et d’anticipation : « Face à cette situation, nous travaillons sur des solutions avec les autres gestionnaires de réseaux et les autorités. Des investissements importants sont nécessaires pour adapter les réseaux. Les gestionnaires de réseaux investissent déjà massivement. Cela dit, la réalisation de ces investissements demande du temps, et il faut également développer d’autres solutions. La flexibilité est l’une d’elles. Nous pouvons offrir de la flexibilité lorsque cela est possible pour connecter un maximum de projets. La possibilité de prioriser certains projets en fonction de choix sociétaux est également envisageable. L’anticipation des besoins futurs est un élément clé. »
La Belgique est encore loin de l’Irlande en termes d’accueil de data centers, mais Martin Willame reste vigilant : « En France, 50 % des énergies vertes réservées pour l’avenir sont déjà attribuées à l’IA. Cela signifie qu’il ne reste que 50 % pour aider tous les autres secteurs, comme le transport ou l’industrie alimentaire, à se décarboner. »
En somme, dans le contexte de la décarbonation, l’IA capte une part importante des ressources, laissant peu de marge aux autres secteurs également polluants.
Certains pays ont pris conscience de cette situation. Certains ont même instauré des moratoires interdisant l’installation de data centers sur leur territoire. C’est le cas, notamment, des Pays-Bas. L’Allemagne, pour sa part, a adopté une nouvelle loi stricte sur les énergies renouvelables, ralentissant ainsi les projets.
### Après l’électricité, l’eau ?
Dans un article de juillet 2023, le quotidien Le Soir rapportait des chiffres fournis par Google : « L’entreprise consomme donc un peu plus d’un million de m3 d’eau, soit l’équivalent de la consommation annuelle d’environ 10.700 ménages wallons. Parmi les six data centers européens de Google, celui de Saint-Ghislain est le plus gourmand en eau. C’est aussi le quatrième plus gros consommateur d’eau à l’échelle mondiale chez Google, ce qui est compréhensible étant donné que c’est l’un de ses plus gros data centers. »
À l’échelle mondiale, les centres de données de Google ont consommé en 2024 plus de 22 milliards de litres d’eau. En 2022, Microsoft annonçait une consommation de 6,4 milliards de litres d’eau pour ses opérations globales. Certains pays sont plus à risque que d’autres. Ces dernières années, l’Espagne est devenue un hub européen pour les data centers. Problème : le pays fait face à des sécheresses particulièrement fréquentes. Des élus locaux, soutenus par des agriculteurs, se sont opposés aux entreprises technologiques, les accusant d’accaparer l’eau.
Face à ces constats, l’institut belge du numérique responsable tire la sonnette d’alarme : « L’augmentation du nombre de data centers soulève de réels enjeux. D’abord, ces infrastructures auront un impact direct et immédiat sur la consommation énergétique. Cette hausse rendra inatteignables les objectifs climatiques que la Belgique s’est engagée à respecter. Ensuite, elle entraîne une multiplication des équipements : ces nouveaux centres nécessitent des technologies sans cesse renouvelées, notamment en raison de l’obsolescence programmée, ce qui accentue la production de déchets électroniques. »
De manière générale, l’institut alerte également sur un risque d’hyper-dépendance à l’intelligence artificielle : « Si toutes nos infrastructures deviennent connectées à l’IA — par exemple nos hôpitaux — que se passera-t-il en cas de grande sécheresse ou de pénurie d’électricité ? Comment limiter la consommation d’eau ou d’énergie des Data Centers ? Si les agriculteurs ont besoin d’eau pour leurs cultures, ou si le réseau électrique doit être rationné pour alimenter les foyers, faudra-t-il choisir entre maintenir les serveurs qui font fonctionner nos hôpitaux ou chauffer les habitations ? Ces situations extrêmes posent une question fondamentale : jusqu’où voulons-nous rendre nos sociétés dépendantes de ces infrastructures ? »
Les chercheurs interrogés affirment ne pas être contre le développement de l’IA, mais ils insistent sur la nécessité d’un dialogue avec les autorités politiques pour établir un débat équilibré entre le développement économique et l’hyperdépendance.

