Ce que l’affaire Reynders pourrait changer dans la lutte contre le blanchiment
Les dépôts suspects de l’ancien ministre MR chez ING ont une nouvelle fois posé la question d’éventuelles failles dans les systèmes de contrôle. Les banques répondent qu’elles font déjà le maximum dans la lutte contre le blanchiment. Elles vont jusqu’à pointer l’absence de contrôle de la part d’institutions publiques qui pourtant récoltent des fonds importants.
- Publié le 15-02-2025 à 07h03

« Aujourd’hui, l’argent noir ne va plus sur des comptes bancaires. Il reste en liquide. Car dès que certains montants déposés sont franchis, des signaux s’allument dans les banques. Didier Reynders et sa femme, qui est également juriste, ne pouvaient pas ignorer la législation. Pourquoi ont-ils pris un risque pareil » ? Cette interrogation tourne en boucle dans le milieu des fiscalistes depuis les révélations dans l’affaire Reynders. L’ancien ministre des Finances, de surcroît père de l’amnistie fiscale communément appelée DLU, savait mieux que quiconque que passer par une banque pour blanchir de l’argent est périlleux. Et pourtant, d’après le Soir, c’est bien ce canal qu’il est soupçonné d’avoir utilisé jusqu’en 2018 pour blanchir près de 800 000 euros avant d’acheter des billets de Loterie pour un montant estimé à 200 000 euros.
La banque en question est connue. Il s’agit d’ING, soit une des quatre grandes banques du pays, qui, a-t-on aussi appris dans la foulée, fait l’objet d’une inspection de la Banque nationale de Belgique (BNB). En tant que régulateur du secteur financier en Belgique, la BNB opère une supervision continue des institutions sous son contrôle. Elle envoie régulièrement aux banques des questionnaires relatifs à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. Les obligations en matière de KYC (Know your client) sont disponibles sur son site. Son département, composé de 31 collaborateurs, fait aussi des inspections au sein des institutions. La Banque nationale serait pour le moment dans les bureaux de Beobank. « Le niveau d’intrusion dépend du niveau de risque de l’institution », nous explique la BNB sans pouvoir « divulguer les actions de supervision envers des institutions spécifiques pour des raisons de secrets professionnels ».
Elle ne se prononcera donc pas sur ING. Mais il est clair qu’elle devra vérifier si les procédures anti-blanchiment, qui doivent être encore plus strictes puisqu’elles visent une personne politique exposée (PPE) comme Didier Reynders, ont bien été respectées. La BNB devra décortiquer les versements qui, d’après les informations dans la presse, se sont élevés à environ 80 000 euros par an pendant dix ans jusqu’en 2018, au moment où la banque aurait commencé à demander des comptes à l’ancien ministre MR.
Limite à 3 000 euros
La question est de savoir pourquoi ING Belgique aurait attendu 2018 pour s’intéresser à l’origine des fonds et pourquoi ce n’est que fin 2023 qu’elle a fait une dénonciation à la Ctif, la Cellule de traitement des informations financières, l’organisation chargée de la lutte contre le blanchiment. Car la chronologie des faits intrigue. La déclaration d’ING à la Ctif a été faite plus d’un an après que la Loterie nationale eut dénoncé les faits au parquet fédéral, à savoir en mars 2022.
Et il n’y a pas que la chronologie qui intrigue. L’origine des fonds aussi. Didier Reynders, qui n’est pas inculpé à ce stade et reste présumé innocent, affirme, par la voix de son avocat qu’il n’est pas question de blanchiment. Pour les sommes investies à la Loterie nationale depuis 2018 (environ 200 000 euros), il a invoqué son addiction aux jeux. Convaincant ? Les inconditionnels défenseurs de Didier Reynders avancent des pistes possibles pour une origine licite des fonds en liquide. Exemple : des loyers payés en cash ou le produit de ventes d’objets d’art ou de voitures de collection pour des dizaines de milliers d’euros entre particuliers. Car, pour rappel, la limite à 3 000 euros des paiements en cash ne vise que les entreprises et non les particuliers.
Des spécialistes des mesures anti-blanchiment dans le secteur financier ne croient pas à ces pistes. Pour eux, de tels montants déposés sur un compte en banque auraient dû aboutir à une déclaration à la Ctif beaucoup plus tôt, surtout pour une PPE. « Il semble évident que les clignotants auraient dû s’allumer et que la banque a tardé à réagir. Cette lenteur ne résulte peut-être pas d’une erreur humaine, mais plutôt d’un problème avec le programme informatique. Pendant plusieurs années, Didier Reynders est passé à travers les mailles du filet, qui étaient sans doute un peu trop larges », nous explique un expert du secteur.
Risque d’amende pour ING
Pour la banque, l’affaire est en tout cas embarrassante. ING avance que la lutte contre le blanchiment est, pour elle, une priorité. C’est sa ligne de défense. « Notre politique, c’est la tolérance zéro. », a même clamé le CEO en marge de la conférence de presse sur la présentation des résultats annuels le jeudi 6 février. Ce n’est pas la première fois que le groupe est empêtré dans ce genre de problèmes. La maison-mère néerlandaise a écopé d’une amende de 775 millions d’euros en 2017-2018 aux Pays-Bas à cause d’une affaire de blanchiment. Une affaire qui a conduit à la démission de l’ancien directeur financier et poussé tout le groupe à consentir d’importants investissements afin d’améliorer les procédures de contrôle.
En tant que CEO d’ING Belgique depuis 2021, Peter Adams devait être au courant que Didier Reynders était dans le collimateur. Mais il n’a jamais interféré en faveur de l’ancien Commissaire européen. Ce n’est d’ailleurs pas dans ses prérogatives de gérer ce type de dossier. Il le dit clairement dans une interview au Soir. « L’équipe risques signale en direct à la Ctif. Il n’y aura jamais une intervention du management à ce niveau. En quatre ans, on ne m’a jamais appelé pour me demander ce qu’il fallait faire avec un cas lié à une personnalité publique ! », a-t-il expliqué.
Avec cette déclaration, on n’a évidemment pas l’explication sur la réaction tardive de la banque. S’il s’avère qu’une erreur a été commise, devra-t-elle payer une amende ? On a posé la question à la conférence de presse sur les résultats. « Ça, c’est vous qui le dites », a répondu le CEO. Si ce dernier évite de se prononcer, c’est parce qu’il est conscient que ce n’est pas exclu. En effet, en cas de non-respect des obligations réglementaires, la Banque nationale peut imposer des mesures administratives (par exemple, l’imposition d’un délai de remédiation ou la cessation d’activités) ou une amende (lesdites sanctions administratives).
« Didier Reynders s’est-il dit que La Loterie nationale ne le dénoncerait pas ? On peut se poser la question. D’autant que La Loterie n’avait jamais fait des dénonciations de la sorte auparavant »
« Comportement de jeu anormal »
Et quid de la Loterie nationale ? Contrairement aux banques, mais aussi à des professions financières comme les notaires ou les agents de change, elle ne fait pas partie des entités assujetties à la loi anti-blanchiment rendant obligatoires des déclarations à la Ctif. Ce que d’aucuns considèrent d’ailleurs comme une anomalie – une anomalie qui aurait, disent certains, conduit Didier Reynders à passer par des systèmes de jeu à des fins de blanchiment. La Loterie a répondu à ces critiques début décembre. Dans un communiqué, elle a souligné plusieurs points. Un : La cellule forensic (chargée d’investigation informatique) « a fonctionné avec efficacité en détectant un comportement de jeu anormal pouvant indiquer un possible blanchiment d’argent ». Deux : « La direction a rempli son devoir en signalant ce fait au parquet fédéral dès 2022, conformément à l’article 29, § 1, du Code d’instruction criminelle ». Aux nombreuses questions des journalistes, elle assure également que ses produits et le cadre réglementaire dans lequel elle opère la rendent « peu attractive » pour des opérations de blanchiment.
Mais, dans les milieux bancaires, on s’interroge. « Didier Reynders s’est-il dit que La Loterie nationale ne le dénoncerait pas ? On peut se poser la question. D’autant que La Loterie n’avait jamais fait des dénonciations de la sorte auparavant », suppute un banquier. Certains se demandent aussi si le conseil d’administration (CA) de La Loterie n’a pas fini par lâcher l’ancien grand argentier. Un CA très politisé où la présidente Géraldine Demaret est la belle-sœur de Georges-Louis Bouchez. Et où on retrouve des personnalités comme Ermeline Gosselin, une ancienne porte-parole du PS, ou l’éphémère coprésident d’Écolo Patrick Dupriez. Du côté du MR, on trouve Gérald Duffy, ancien top conseiller de Charles Michel quand ce dernier était Premier ministre.
Chiffres de la Ctif
De nouveau, ce sont des supputations. Ce qui est sûr en revanche c’est que les banquiers estiment à la lumière de l’affaire Reynders qu’ils sont (trop) fortement mis à contribution dans la lutte contre le blanchiment. Les chiffres du rapport annuel de la Ctif – qui n’a pas donné suite à notre sollicitation d’interview – prouvent l’effort demandé au secteur financier. Les établissements de crédit et de paiement sont à l’origine de 80 % des quasiment 64 000 déclarations de soupçons de blanchiment déposées en 2023. Ce chiffre doit être mis en parallèle avec un autre qui, lui, décourage les banquiers : c’est celui du nombre de dossiers transmis ensuite aux autorités judiciaires (1 316), soit à peine 2 % du total. « Pourquoi nous fait-on travailler autant pour un pourcentage si limité de dossiers transmis à la justice ? », demande en banquier.
Poussées dans le dos par la législation, les banques sont de plus en plus exigeantes, voire intolérantes vis-à-vis de leurs clients. Il se raconte que certaines d’entre elles (surtout pour les banques de dépôts) mettent fin à la relation avec un client qui a fait l’objet d’une déclaration de suspicion, et cela même si la loi ne l’exige pas. D’autres, surtout des banques privées, ne développent plus la relation commerciale avec un client dénoncé à la Ctif ou refusent d’office les fonds qui viennent d’un compte étranger.
S’estimant déjà très sollicité, le secteur financier aimerait une meilleure collaboration avec les autorités. « Quand une banque communique une transaction ou un profil suspects/inhabituels à la Ctif, elle ne reçoit aucune information en retour », regrette Febelfin, la fédération du secteur bancaire. La banque ne sait pas si le client a déjà été dénoncé par une autre banque. Certains s’étonnent aussi que certaines institutions publiques où transitent des montants importants ne soient pas soumises à des règles anti-blanchiment suffisamment strictes. On a parlé de La Loterie nationale. Mais l’Agence fédérale de la Dette est aussi pointée du doigt (lire ci-dessous). Ce genre de revendication ne date pas d’hier. Reste à voir si l’affaire Reynders pourrait entraîner des changements dans les institutions publiques.
Agence de la dette mise en cause
Elle fut particulièrement mise en cause lors de l’émission du bon d’Etat en septembre 2023. De nombreux investisseurs ont souscrit à ces bons d’État directement auprès de l’Agence de la dette. Et certains d’entre eux ont transféré des sommes venant des comptes étrangers issus de pays ou de banques « un peu moins transparents ». « Il n’y a pas eu de contrôle de l’Agence de la Dette pour tout cet argent entrant. Lorsque les bons d’État ont expiré en septembre 2024, certains de ces clients ont fourni un numéro de compte différent, provenant d’une banque belge, sur lequel ces fonds pouvaient être restitués. Pour les systèmes de screening de la banque, il s’agit d’argent provenant de l’Agence de la Dette, et il n’est dès lors pas possible d’identifier ces transactions comme étant suspectes. Les banques ont donc dû effectuer des analyses séparées et des scans supplémentaires, en partie manuellement, pour les montants restitués par l’Agence. De plus, celle-ci n’a pas eu l’autorisation et/ou la capacité de fournir aux banques des informations sur l’origine des fonds des clients. Tout ceci se déroulerait bien plus efficacement si l’Agence de la Dette, le Trésor ou d’autres départements financiers des autorités publiques qui reçoivent de l’argent des citoyens effectuaient aussi des contrôles comparables à ceux des banques, ou au minimum si un échange de données efficace était prévu entre toutes les parties concernées », souligne le secteur financier.