”Bruxelles risquait de devenir une énorme boîte à blanchiment du pays, nous avons mis les moyens pour l’éviter”
Paul Dhaeyer, actuel président du tribunal de l’Entreprise francophone de Bruxelles, a été désigné comme futur président du tribunal de première instance francophone de la capitale. Il occupera ses nouvelles fonctions au printemps prochain. Pour « La Libre », il expose son plan pour la justice bruxelloise.
- Publié le 08-03-2025 à 07h24

Vous quittez un tribunal de l’Entreprise de Bruxelles en bonne santé. C’est même l’un des tribunaux les moins cabossés de Bruxelles. Pourquoi partir pour le tribunal de première instance francophone de Bruxelles où la situation est moins évidente ?
Je veux d’abord dire que je suis fier de tout ce qui a été accompli au tribunal de l’Entreprise, en soulignant que c’est le fruit d’un travail d’équipe. Au niveau des délais, il n’y a plus d’arriéré. Cela signifie qu’un justiciable qui se présente au tribunal de l’Entreprise n’attendra pas des mois pour voir son dossier traité. Il faut aussi être fier parce qu’au niveau de la sécurité publique à Bruxelles, le tribunal de l’Entreprise est devenu un acteur essentiel en jouant son rôle, notamment dans la lutte contre le blanchiment d’argent et contre l’utilisation frauduleuse des sociétés. Dans cette lutte, nous pouvons le dire sans rougir : nous sommes à la pointe. Et ce combat, je veux le poursuivre à la tête du tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
Quand on voit toute l’activité liée au narcotrafic et ses effets dans la capitale, peut-on vraiment penser que le travail effectué suffit ?
Bruxelles risquait de devenir une énorme boîte à blanchiment du pays, et ça n’est pas le cas aujourd’hui parce que nous avons mis les moyens pour l’éviter. Pour le reste, je n’ai pas dit que tout allait bien, mais je pense que l’image de Bruxelles où rien ne va est erronée. Bruxelles et Anvers sont les principales portes d’entrée de la cocaïne dans le pays – et je parle uniquement de cocaïne –, et les importants gains financiers des organisations criminelles doivent être ciblés pour lutter contre cette criminalité. C’est pour cela qu’avec le tribunal de l’Entreprise, nous avons accentué les collaborations avec le parquet de Bruxelles. Le travail continuera quand je serai au tribunal de première instance. Ce sera aussi le cas avec d’autres partenaires comme le barreau de Bruxelles qui est d’un dynamisme incroyable grâce à la bâtonnière Marie Dupont.
guillement « La situation économique de Bruxelles demeure tendue, mais ce qui m’inquiète, c’est l’insécurité générale. Nul besoin de rappeler les multiples fusillades. Pour agir, il fallait d’urgence un électrochoc, une réaction de la part de la justice pour montrer qu’elle est présente et qu’elle travaille. »
Vous pensez que tout cela suffira pour que la situation s’améliore à Bruxelles qui souffre aussi de l’absence de gouvernement bruxellois…
La situation économique de Bruxelles demeure tendue, mais ce qui m’inquiète, c’est l’insécurité générale. Nul besoin de rappeler les multiples fusillades. Pour agir, il fallait d’urgence un électrochoc, une réaction de la part de la justice pour montrer qu’elle est présente et qu’elle travaille. C’est ce que fait le parquet de Bruxelles depuis le début de l’année et c’est à mettre au crédit de Julien Moinil (le nouveau procureur du Roi à Bruxelles, NdlR). Mais pour suivre le travail du parquet, les tribunaux à Bruxelles doivent être en mesure d’absorber le choc. Ce sera mon objectif.
Cela signifie-t-il que votre priorité sera la section pénale du tribunal ?
Je me veux rassurant et je veux être clair : ce n’est pas parce que nous allons assurer le choc au pénal que les autres sections du tribunal de première instance seront négligées. Pas du tout. Je pense à la section jeunesse qui doit être renforcée. C’est fondamental, tant au niveau de la délinquance juvénile et urbaine qu’au niveau de l’aide à la jeunesse et des mineurs en danger. La section famille du tribunal ne sera pas oubliée non plus. On sait que la situation économique à Bruxelles provoque des difficultés financières pour les familles : il ne faut pas perdre cela de vue, et j’y veillerai. Pour la section correctionnelle, et donc le pénal, oui nous allons agir. Il y a d’ailleurs du boulot puisque depuis l’arrivée de Julien Moinil au parquet, les taux de poursuite sont quatre fois plus élevés.
guillement « Pour la section correctionnelle, et donc le pénal, oui nous allons agir. Il y a d’ailleurs du boulot puisque depuis l’arrivée de Julien Moinil au parquet, les taux de poursuite sont quatre fois plus élevés. »
Ce taux élevé n’est-il pas problématique pour les tribunaux qui pourraient ne pas suivre le rythme ?
Au moment de mon arrivée, nous aurons un cadre complet au niveau de la magistrature. Cela ne signifie pas que cela sera suffisant vu la charge de travail. Mais nous allons travailler avec les magistrats motivés et compétents qui sont déjà présents. Et puis le fédéral a promis des nouveaux moyens qui nous seront alloués, pour ça aussi, je vais être vigilant. Pour le reste, je rappelle que les juges ne sont pas tenus de suivre nécessairement les réquisitions du parquet. Ils sont évidemment indépendants. Mais pour éviter les arriérés, il faudra suivre le rythme. Je ne vais pas commenter la politique du parquet, ça n’est pas mon rôle. La seule chose que je peux vous dire, c’est que Bruxelles avait besoin d’un électrochoc, et c’est ce que le parquet semble produire à l’heure actuelle. Les organisations criminelles doivent le prendre comme un signal démontrant que la loi sera appliquée.
guillement « Ce qu’il faut envoyer comme signal à la population, c’est que la loi existe, elle doit être appliquée et il faut la respecter. »
N’est-ce pas trop punitif comme raisonnement ? Ou alors vous estimez qu’il y a eu, comme d’autres le disent, trop de « laxisme » à Bruxelles ?
Rappeler que la loi doit être appliquée ne signifie pas que le tribunal sera punitif ou expéditif et qu’on va mettre tout le monde dans des prisons déjà pleines. Il y a une volonté de renforcer la chambre des comparutions immédiates, ce qui permettra d’avancer dans les petits dossiers de criminalité qui minent Bruxelles. Il y aura également une chambre spécialisée pour la toxicomanie qui doit voir le jour et qui permettra de mieux suivre les infractions liées à la consommation de stupéfiants, et donc d’avoir une justice plus juste. Car on le sait : la prison n’est pas une solution pour une personne qui commet une infraction en vue d’obtenir de quoi consommer, et c’est en cela que cette chambre spécialisée sera utile. La réponse apportée ne sera pas purement pénale. Je souhaite également développer les modes alternatifs de résolution conflits, parce que je reste persuadé que la médiation doit avoir encore plus de place au sein des tribunaux. Ce qu’il faut envoyer comme signal à la population, c’est que la loi existe, elle doit être appliquée et il faut la respecter.


« Une justice efficace, c’est rentable au niveau sociétal et au niveau financier. D’ailleurs, le trésor public bénéficie beaucoup du travail de la justice »
L’État belge a été condamné à de nombreuses reprises pour la lenteur de la justice, pour les arriérés ou pour l’état des prisons. Ne pensez-vous pas que, dans un tel contexte, la population pourrait ne plus avoir confiance en la justice, surtout avec une criminalité aussi visible, comme si on avait atteint un point de non-retour…
Non, nous n’avons pas atteint un point de non-retour. La situation est grave. Mais elle n’est pas encore désespérante. Il faut s’y attaquer tout de suite. Et surtout ne pas baisser les bras. Concernant la confiance des citoyens, j’entends ce que vous dites. Il est vrai que l’État doit être irréprochable. Le président du tribunal de l’Entreprise que je suis encore vous dira même que c’est fondamental pour l’image de la Belgique de faire appliquer la loi et surtout de la respecter. Un pays qui ne fait pas respecter sa loi n’a aucune chance d’être respecté à l’extérieur. Pour être crédible auprès de la population, il faut la certitude que la justice fonctionne, que la loi soit appliquée pour tous.
Cela signifie que ça n’était pas le cas auparavant ? Je repose la question : y avait-il du « laxisme » à Bruxelles ?
Je n’aime pas le mot « laxisme », je pense plutôt qu’il y avait une absence de réaction. Les raisons sont multiples et je ne vais jeter la pierre à personne : je crois que c’est une multiplication de facteurs qui est la cause. Si, par exemple, le taux de poursuite n’était pas très élevé au parquet de Bruxelles, c’est peut-être une des explications. N’oublions pas non plus que le parquet a, pendant longtemps, fonctionné sans un procureur du Roi officiellement en place.
guillement « Il ne faut pas non plus oublier que la justice rapporte. Le monde politique doit le comprendre. Une justice efficace, c’est une justice rentable au niveau sociétal et au niveau financier. D’ailleurs, le trésor public bénéficie beaucoup du travail de la justice. »
Le gouvernement fédéral est-il un bon partenaire pour mener à bien vos objectifs pour la justice ?
À partir du moment où les fonctions régaliennes ne seront pas soumises à une cure d’austérité, j’estime que le gouvernement peut être un bon partenaire. Mais pour cela, il doit allouer les moyens promis. Sans ça, la justice sera à la traîne et c’est la base même d’une démocratie qui risque d’être menacée. Il ne faut pas non plus oublier que la justice rapporte. Le monde politique doit le comprendre. Une justice efficace, c’est une justice rentable au niveau sociétal et au niveau financier. D’ailleurs, le trésor public bénéficie beaucoup du travail de la justice.
L’ancien bâtonnier de Bruxelles, Maurice Krings, estimait qu’il fallait, pour Bruxelles, un statut particulier lui permettant des moyens particuliers. Vous défendez l’idée ?
Tout à fait. Paris et Londres ont un statut particulier parce que la situation judiciaire de ces grandes villes est spéciale, avec une charge de travail importante. Les magistrats qui y travaillent sont d’ailleurs mieux rémunérés. Je suis favorable à cette idée. Et quand je vois les plans de l’Arizona concernant la pension des magistrats qui sera rabotée, je me dis qu’on se trompe de combat. La justice fait déjà beaucoup avec des moyens limités. Mon ambition, c’est de réorganiser le tribunal pour faire face à la masse de travail à Bruxelles avec les moyens actuels. On va y arriver. Mais pour être efficaces, il faudra davantage. La situation ne permet plus de perdre du temps. Le politique doit en être conscient et, pour cela, il ne doit pas oublier de répondre présent en allouant les moyens promis.