Barbara Cassin : « L’Europe rend Poutine et Trump malades »
Barbara Cassin indique qu’elle a fondé des associations, dont une qui fabrique des glossaires bilingues pour aider ceux qui fuient leur pays et qui arrivent en France. Elle affirme que l’Europe contemporaine rend Poutine et Trump malades parce qu’elle est multiculturelle et multilingue.
Pascal Claude : Vous avez déclaré qu’auparavant vous pensiez que le militantisme était inutile. Ce sont Trump et Poutine qui vous ont fait changer d’avis ?
Barbara Cassin : Avant, je ne votais pas. Maintenant, si je pouvais voter deux fois, je le ferais. Militer, c’est s’exprimer avec force sur ce qui est intolérable et ce qui semble juste.
Les mots et les langues sont vos outils de militantisme ?
Oui, principalement à travers les mots, mais j’ai également la société civile à mes côtés. J’appartiens à la société civile et j’ai ainsi fondé des associations, dont une qui conçoit des glossaires bilingues pour aider ceux qui fuient leur pays et arrivent en France. Cela les assiste notamment dans les démarches administratives souvent complexes. De plus, j’ai récemment créé une autre association axée sur l’élaboration d’un dictionnaire des intraduisibles des trois monothéismes. Comment désigne-t-on Dieu ? Chez les juifs, les chrétiens et les musulmans, ce n’est pas la même appellation. On peut s’interroger sur les différentes façons dont cela s’exprime. Pour moi, cela constitue du militantisme.
Vous indiquez que Trump et Poutine usent de ce que l’on appelle « le langage performatif », comment cela se manifeste-t-il ?
Ils construisent un discours. Tous deux l’utilisent, je dirais, a contrario. Ils estiment qu’en interdisant des mots, on bannit aussi les concepts que ces mots véhiculent. C’est ainsi que Trump a établi une liste de 150 mots à ne pas prononcer pour continuer à recevoir des financements. Avec lui, c’est toujours un échange, un deal. « Pas de financement si vous utilisez cela. » Parmi ces mots, se trouvaient des termes courants, y compris « femme« , qu’ils ont finalement dû retirer de la liste car c’était trop commun. Cependant, vous pouvez trouver des mots tels que « santé mentale« , « traumatisme« , « victime« , « justice sociale« , « compétence culturelle« , « crise climatique« , « diversité« , « équité« , « inclusion« , « énergie propre« . Si vous prononcez ces mots, vous ne recevrez pas de financement.
Vous écrivez « Ils font ce qu’ils disent qu’ils feront », ce qui provoque une stupeur chez les Européens car ce n’est pas notre habitude.
Oui, c’est vrai. Je pense que les dirigeants démocratiques font souvent des promesses qu’ils ne tiennent pas. Ils annoncent des choses qu’ils n’appliquent pas. Ils publient des ouvrages qu’ils ne suivent pas. C’est le meilleur et le pire. C’est le pire parce qu’il est frustrant de recevoir des promesses qui ne seront pas tenues. Mais cela signifie aussi qu’il reste une possibilité. Il y a une certaine perméabilité. Les choses évoluent. Nous ne sommes pas soumis à une contrainte absolue.
Faut-il se méfier des dirigeants qui tiennent leurs promesses ?
On pense souvent à « Mein Kampf« , à Hitler. Il a réalisé tout ce qu’il avait promis, et nous ne l’avons pas cru. C’était inimaginable. Je suis convaincue que Donald Trump respecte également ce qu’il a écrit dans ses livres. Quant à Poutine, il fait des discours sur la Grande Russie, affirmant que l’Ukraine n’existe pas, et il le met en œuvre. Mais d’abord avec les mots. Il l’affirme et cela devient sidérant, on ne le croit pas. Mais nous devrions le croire. Ils le pensent et passeront à l’acte.
Vous évoquez « la langue Trump ». Quelles en sont les caractéristiques ?
Elle se compose de peu de mots, avec une syntaxe et une grammaire minimales, un vocabulaire similaire à celui d’un adolescent de 14 ans. Je ne sais pas combien de mots exactement, peut-être 500 très fréquents et environ 2000 au total. Dans « La guerre des mots« , j’ai choisi de citer des phrases de Trump et de Poutine d’une violence absolument saisissante. « L’Union Européenne a été créée pour nous escroquer« , c’est Trump. « Les Ukrainiens sont des nazis« , c’est Poutine. « Les Mexicains sont des violeurs », encore Trump. Vous voyez, cela déborde de violence. Ce sont des slogans qu’ils mettent en action, et en fin de compte, leur but est que tout le monde les croie.
Je pense que l’un des atouts de l’Europe, auquel je crois vraiment, c’est le plurilinguisme.
Votre nouveau texte souligne également que Trump et Poutine se concentrent sur une seule langue tout en éradiquant les langues avoisinantes. Pourquoi cela est-il préoccupant ?
Je pense que c’est préoccupant, car toute approche « monoculturelle » l’est. L’un des atouts de l’Europe, auquel je crois réellement, est le plurilinguisme. Le fait d’avoir plus d’une langue. Et « plus d’une langue », c’est la phrase que j’ai gravée sur mon épée d’académicienne à l’Académie française. Je considère que si vous ne parlez pas ou ne ressentez pas au moins deux langues, vous ne comprenez même pas que c’est une langue que vous parlez. Et à ce moment-là, vous tombe dans l’énorme travers grec de se croire universel. Les Grecs anciens pensaient qu’ils avaient le « logos« , terme pouvant désigner raison, parole, discours, etc. Eux avaient le logos, et les autres étaient « les barbares« . Mon nom est Barbara, qui signifie blablabla. C’est le bruit confus des barbares pour les Grecs. Parler ou comprendre au moins deux langues permet d’ouvrir les horizons. Cela aide à réaliser que ce nous parlons est une langue parmi d’autres, non pas LA langue.
L’Europe contemporaine rend Poutine et Trump malades parce qu’elle est multiculturelle et multilingue.
« L’Europe est l’ennemi de Trump et de Poutine. » Vous pensez qu’il s’agit surtout de raisons culturelles. Sur quoi repose cette conviction ?
Je les écoute. Je suis convaincue qu’ils souhaiteraient une Europe très rétrograde, c’est-à-dire une Europe chrétienne, non pas multiculturelle, mais plutôt monoculturelle, loin des préoccupations « woke ». Une Europe qui réfuterait l’avortement, le mariage homosexuel, etc. Une Europe repliée sur une époque antérieure d’elle-même. L’Europe contemporaine rend Poutine et Trump malades parce qu’elle est multiculturelle et multilingue.
Selon vous, en quoi consiste la culture ?
Elle ne s’épanouit que par opposition à la nature. Dire que l’Europe est définie par sa culture signifie qu’elle n’est pas régie par sa nature. Cela implique qu’elle est en perpétuelle évolution. La culture est ce que l’on cultive, ce que l’on produit, ce qui nous façonne. Ce n’est donc pas une essence stable, figée, définitive. C’est cela qui, selon moi, constitue sa force. Évidemment, le terme culture doit aussi être pris au sens culturel. L’Europe est plurilingue, mais aussi pluricivilisée. Elle abrite de nombreux textes remarquables, de nombreux auteurs, sons et musiques. Elle n’est pas la seule, bien sûr. Cela ne se limite pas aux frontières de l’Europe. Mais ce qui constitue l’Europe dans ses livres, ses discours et ses langues est magnifique. La culture, dans le sens simple du terme, comme on souhaite l’enseigner aux enfants, a toute sa place en Europe. J’aimerais que les enfants lisent Homère, Platon, Aristote, mais aussi Shakespeare, Racine, Molière et La Fontaine…
Est-ce ainsi que l’on remporte la guerre des mots ?
Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que c’est ainsi que l’on résiste. En fin de compte, la guerre des mots, c’est celle que Poutine et Trump mènent contre leur propre langue et aussi contre nos langues. Mais je pense que vivre parmi de grands textes et des réalisations culturelles aide à être moins ignorant, c’est tout. Cela encourage l’ouverture d’esprit.
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