À Orp-Jauche, on peint avec de la lumière
« La vocation, c’est avoir pour métier sa passion ». Ces mots de Stendhal prennent tout leur sens quand vous échangez avec un artisan. En cette fin d’année, La Libre a voulu en savoir plus sur ces femmes et ces hommes qui ont choisi de vivre de leur passion, parfois en se démarquant dans un univers professionnel où art et savoir-faire ne sont pas toujours reconnus à leur juste valeur. Pour ce cinquième épisode : rencontre avec Jan Goris, un vitrailliste installé dans le Brabant wallon.
- Publié le 29-12-2024 à 16h00
Le verre cassé. De par le monde, les croyances populaires associent ces brisures éparpillées à de mauvais présages ou à des infortunes diverses. Jan Goris, artiste peintre et créateur de vitraux basé à Orp-Jauche, a préféré en faire un art. Depuis son modeste atelier, situé dans l’une des pièces de sa maison de campagne, il réalise des vitres aux formes multiples et aux couleurs bigarrées. Des créations complexes qui peuvent parfois prendre plusieurs mois de travail. Pour La Libre, il ouvre les portes de son antre aux mille reflets.
Le moulin ou les Beaux-arts ?
Sur la table en bois, le noir de jais côtoie l’ambre et le vert irisé. Plongé dans un calme quasi monastique, le sexagénaire s’affaire à relier les différents morceaux de verres colorés à sa disposition. Le geste s’avère minutieux, le regard aiguisé. Pour cause : cette minutie, Jan Goris l’affûte depuis plus de deux décennies.
En 1977, ce passionné de peinture quitte les bancs de l’école pour rentrer à l’Université. « Mon père travaillait comme meunier au moulin et il refusait que je fasse l’Académie des Beaux-arts. Il voulait que j’entreprenne des études universitaires« , retrace-t-il. Bon gré mal gré, l’adolescent potasse alors la littérature et les langues germaniques. Il boucle son cursus en 1982 à l’UCLouvain. Diplôme en poche, cet esthète dans l’âme peut (enfin) s’adonner à sa passion. « Pendant sept ans, j’ai écumé les cours du soir des Beaux-arts de Bruxelles. De 18 heures à 21 heures, du lundi au jeudi. Je devais rattraper quatre années d’apprentissage classique« , détaille-t-il.
En parallèle, Jan Goris jongle avec un mi-temps de professeur de néerlandais et d’anglais à Bruxelles. Adepte de la peinture à l’huile, comme de la langue de Vondel et de Shakespeare, le monde du vitrail demeure alors encore une véritable terra incognita pour l’artisan. En 1998, alors qu’il habite et enseigne à Woluwe-Saint-Pierre, un ami l’entraîne de force à une conférence. « Je voulais rentrer, mais il a insisté pour que je reste. Il y a eu une présentation des peintures de Chagall. Ils montraient comment ils avaient transposé ses œuvres en vitraux« , retrace-t-il.
Révélation. Éblouissement. Jan Goris découvre des « peintures faites de lumière ». Le même soir, en rentrant chez lui, il ouvre dare-dare un annuaire téléphonique et sonne à l’Antwerp Artistic Glass, un spécialiste du verre basé en Flandre, afin de prendre des cours. Le rendez-vous est fixé : Jan Goris commence – dès le lendemain – son apprentissage dans la cité des diamants.
Lumière pure
Depuis lors, il enchaîne les commandes pour les particuliers, les églises et les écoles. La taille de ses vitraux varie du vasistas (petite fenêtre fixée dans une porte, NdlR) à des assemblages de plusieurs mètres. Dans cette deuxième catégorie, on retrouve notamment la paroisse Sainte-Alix, au cœur de Woluwe-Saint-Pierre, rénovée à l’occasion de son 60e anniversaire.
Le modus operandi du Orp-Jauchois ? S’en remettre d’abord à ses premiers amours : la peinture. « À chaque fois, je pars d’une image que j’ai créée avec de la gouache. Ensuite, je la reproduis en vitraux en déposant un calque par-dessus », explique-t-il, pince à la main. Parfois, des modifications ou des adaptations émergent. « Certains clients ne demandent que du bleu, d’autres des formes très précises. Mais, le plus souvent, j’ai le champ libre. »
Ici, pas de dessin symétrique dont les traits droits représenteraient des formes connues. À mi-chemin entre l’art nouveau et les tableaux de Kandinsky, l’artisan adopte un style abstrait, parfois bien loin de la rigide iconographie religieuse des vitraux. « Je ne fais pas forcément du figuratif. C’est toujours une surprise, pour les clients comme pour moi », raconte-t-il en réajustant ses longues mèches blanches qui tombent sur ses épaules.
L’improvisation joue aussi un rôle crucial. Si un morceau rose manque à l’appel, Jan Goris n’hésite pas à se détourner de son modèle initial et à piocher dans d’autres nuances. Comme tout maître-verrier, il dispose cependant d’une signature : placer des pièces de verres blancs transparents laissant s’échapper des filets de lumières pures du magma de couleurs. Selon lui, « ce procédé attire automatiquement l’œil« .
Woluwe, le Pérou et les petits bouts
Probablement las du tumulte de la capitale, il déménage à Mons avant de s’exiler au Pérou entre 2010 et 2015. Sur les terres de l’ancien Empire inca, il confectionne une immense création pour le Fleur Lodge, un hôtel lové dans les courbes rocailleuses de Carhuaz. « J’avais mis le verre dans mes valises et je suis parti en direction du Pérou. Seulement trois fragments se sont abîmés« , se remémore-t-il.
Revenu d’Amérique du Sud, il retourne s’installer dans son village d’enfance à Orp-Jauche, aux confins du Brabant wallon. C’est depuis son modeste atelier, entouré de son lapin et de son chien, que ce vitrailliste à la retraite produit aujourd’hui ses œuvres.
Un travail d’orfèvre, mais qui ne néglige pas pour autant la récupération. Il faut dire que l’homme suit avec minutie les préceptes de Lavoisier : rien ne se perd, tout se transforme. Ainsi, il stocke tout autant les maigres éclats que les larges plaques de verre Kokomo. « J’achète des grandes feuilles, puis je les découpe. Au fur et à mesure, les morceaux se rétrécissent. Mais je ne jette rien, je réutilise. Les chutes servent aussi« , insiste le sexagénaire.
Au repos !
Adossé à une fenêtre, Jan Goris agence les nuances de couleur. Une fois la mosaïque remplie, il doit relier les morceaux avec du plomb ou du cuivre (aussi nommé Tiffany). Les différentes matières n’ont pas qu’une utilité pratique. Ils modifient également le rendu final des vitraux. « Le plomb donne un cachet plus contrasté. Au contraire, les lamelles de cuivres possèdent un rendu assez fin« , narre l’artisan. Une fois cette étape franchie, il ne reste plus qu’à insérer du mastic. S’en suivent alors deux mois de repos pour solidifier la vitre.
De son propre aveu, ce travail de fourmi lui apporte « une respiration et du calme« , loin de « l’agitation » et du « stress » de son « ancien travail d’enseignant« . Lorsqu’il observe ses créations, Jan Goris esquisse un sourire éclatant. Les croyances populaires se trompent bel et bien : à Orp-Jauche, le verre brisé semble porter bonheur.