50 ans après la mort de Franco, son héritage trouble toujours l’Espagne.
Le 20 novembre 1975, beaucoup de monde se bouscule aux funérailles du Caudillo, incluant Juan Carlos et Augusto Pinochet. La loi d’amnistie adoptée en 1977 autorise la libération des prisonniers politiques et garantit l’impunité de ceux ayant participé aux atrocités de la guerre civile.
Le 20 novembre 1975, une foule nombreuse assiste aux funérailles du Caudillo, parmi lesquelles se trouve Juan Carlos, le successeur désigné par le dictateur lui-même. On y voit également les figures emblématiques de la dictature, incluant des responsables politiques, militaires et catholiques venus rendre hommage. Augusto Pinochet, le dictateur chilien, est également présent et salue l’anticommunisme de Franco, déclarant que « l’humanité a perdu un grand homme ».
Cette scène contrastait fortement avec l’intronisation de l’héritier des Bourbon le 22 novembre 1975 devant les Cortès (assemblées législatives), où Juan Carlos prête serment de respecter l’idéologie franquiste. Ce contraste est encore plus marqué lors de la messe qui se tient quelques jours plus tard en l’honneur du nouveau roi, à laquelle assistent de nombreuses têtes couronnées d’Europe, tandis que Pinochet est tenu à l’écart. L’Espagne entre ainsi dans l’après-Franco.
La mort de Franco le 20 novembre 1975 marque le début d’une nouvelle ère en Espagne, mais la transition vers la démocratie ne se fait pas instantanément. La disparition de Franco n’équivaut pas à la fin du franquisme.
« La mort du dictateur a clairement ouvert une nouvelle opportunité pour les acteurs qui se préparaient déjà à cet événement, car il est décédé après une longue agonie. Cependant, les structures du franquisme, de la dictature, restent intactes », souligne Sophie Baby, chercheuse à l’Université de Bourgogne – Europe, auteure de « Juger Franco ».
Angel Viñas, ancien diplomate espagnol et historien, rappelle que « l’on a pensé que les tortionnaires de l’époque franquiste deviendraient des fidèles serviteurs du régime démocratique, mais cela ne s’est pas produit ». Il ajoute, « On n’a pas fait le ménage ».
François Godicheau, historien à l’Université de Toulouse – Jean Jaurès, affirme que la véritable fin de la dictature débute en juin 1977 avec les premières élections générales qui voient la victoire des centristes de l’UDC, dirigés par Adolfo Suarez, devenu le premier chef de gouvernement après la mort de Franco. « Adolfo Suarez avait été ministre sous Franco, mais il a évolué. Il a eu la sagesse d’initier un processus de démocratisation des institutions », expose Angel Viñas.
### El invernio caliente
L’historienne Sophie Baby porte une attention particulière sur la période de transition démocratique, soulignant un contexte national explosif. « C’est après le décès de Franco que les mobilisations sociales et citoyennes, alors en pleine croissance dans les années 1970, explosent en 1976. On parle de ‘l’inviernio caliente’ de 1976, une période marquée par l’explosion de la conflictualité sociale et populaire sur tout le territoire espagnol ».
> « Cette violence actuelle ravivait la peur face aux violences passées. De plus, le risque d’une réaction militaire contre le processus de démocratisation flottait dans l’air », ajoute-t-elle.
Sophie Baby note que contrairement à l’idée d’une transition exemplaire et pacifique, cette période a été marquée par une violence à la fois révolutionnaire, d’extrême gauche, indépendantiste, séparatiste, mais surtout réactive de la part de mouvements d’extrême droite et de la police.
Dans ce climat, une loi d’amnistie est adoptée en 1977, autorisant la libération des prisonniers politiques et le retour des exilés, tout en garantissant l’impunité à ceux ayant participé aux atrocités de la guerre civile, principalement les franquistes. En d’autres termes, les dirigeants espagnols souhaitent tourner la page sur le passé, laissant les bourreaux impunis. Cette loi va profondément influencer l’après-Franco.
### La politique du silence
Faisant référence au contexte volatile de la transition démocratique, Sophie Baby précise que « Cette violence du présent ravivait également la peur des violences passées. La transition est ponctuée par des réactions des hauts gradés de l’armée et des tentatives de coups d’État, jusqu’à celle du 23F ».
Le 23F fait référence à la tentative de coup d’État menée par certains membres de la Guardia Civil sous le commandement du lieutenant-colonel Antonio Tejero. Ces militaires envahissent les Cortès, déterminés à restaurer un régime militaire. L’intervention télévisée du roi Juan Carlos, en tant que capitaine général des armées et défenseur de la démocratie, met fin à cette tentative. Le lendemain, Antonio Tejero est arrêté et les députés libérés, marquant un moment clé pour la légitimation de Juan Carlos.
L’incident Tejero démontre que les conditions pour un coup d’État en Espagne ne sont plus réunies, mais il ravive en même temps la peur d’un retour à la dictature. Cette crainte, combinée au climat politique et social de l’époque, explique le soutien accordé à la loi d’amnistie adoptée en 1977.
> « Le gouvernement espère que le 50e anniversaire de la guerre civile marque la réconciliation définitive des Espagnols en échange de profondes réformes des institutions en place, de nombreuses questions liées au passé étant soigneusement exclues du débat politique », déclare Felipe Gonzalez, ancien Président du Gouvernement espagnol, en 1986, à l’occasion du 50e anniversaire de la guerre civile.
Stéphane Michonneau, dans son livre « Franco, Le Temps et la Légende » paru cette année chez Flammarion, souligne à quel point Felipe Gonzalez formule avec clarté la question du passé lors de son discours pour le cinquantième anniversaire de la guerre civile, en évoquant le désir que « plus jamais, pour aucune raison, le spectre de la guerre et de la haine ne revienne dans notre pays ».
### Les lois mémorielles
La dépolitisation du passé franquiste dominera longtemps alors que l’Espagne poursuit ses réformes. Toutefois, au début des années 2000, lorsque les fouilles des fosses du franquisme se multiplient, la mémoire de la répression refait surface, et pour beaucoup, la loi d’amnistie perd son sens. Ainsi, la récupération de la mémoire entre de nouveau dans le débat politique.
Le déclencheur se produit à l’automne 2000 lorsque le journaliste Emilio Silva engage des fouilles de la fosse commune de Priaranza, dans la province de León, dans le but de retrouver les restes de son grand-père. Ces fouilles entraînent d’autres initiatives, les proches des victimes commençant à lutter pour retrouver et dignifier les corps de leurs ancêtres.
En septembre 2008, des restes humains sont découverts dans la fosse commune de San Rafael, où environ 4500 corps ont été retrouvés à Malaga. Environ 140.000 personnes ont été exécutées par les franquistes jusqu’en 1950 et plus de 49.000 par les républicains. Depuis la première exhumation en 2000, 17.000 disparus ont pu être identifiés et retrouvés. Ces victimes sont dispersées à travers la péninsule, dans environ 6000 fosses, principalement en Castille & León, Navarre, Andalousie et Catalogne. Selon RTVE, il est aujourd’hui impossible d’être à plus de 50 km d’une fosse du franquisme.
Les exhumations continuent à un rythme inégal pour deux raisons principales, selon Stéphane Michonneau : d’une part, « les subventions promises par la loi mémorielle de 2007 ont été interrompues entre 2011 et 2018 », et d’autre part, « l’intensité des fouilles dépend de la configuration politique régionale », le parti conservateur (PP) étant réticent à revenir sur la politique de l’oubli liée à la réconciliation espagnole.
### Impossible d’être à plus de 50 km d’une fosse du franquisme
La dépolitisation du passé franquiste a été la norme pendant de longues années alors que l’Espagne poursuivait ses réformes. Cependant, au début des années 2000, avec l’augmentation des fouilles des fosses du franquisme, le souvenir de la violence de la répression s’impose à nouveau aux Espagnols. Pour beaucoup, la loi d’amnistie échappe désormais à leur compréhension. La mémoire des événements passés revient sur le devant de la scène politique.
En automne 2000, le journaliste Emilio Silva initie les fouilles d’une fosse commune à Priaranza, en Espagne, pour retrouver la dépouille de son grand-père. Ces fouilles entraînent un grand nombre d’autres. Les proches des victimes commencent alors à se battre pour déterminer où les corps sont enterrés et leur rendre dignité.
L’Espagne poursuit son chemin mémoriel, comme l’illustre la loi mémorielle de 2007, visant à reconnaître les victimes du franquisme, à retirer les symboles franquistes de l’espace public tout en prévoyant des conditions, comme le changement des noms des localités qui portent le nom « Caudillo ».
Un amendement introduit en 2019 a permis l’exhumation de Franco le 24 octobre, créant des tensions entre les nostalgiques du régime et ceux refusant de se souvenir du passé. Après cette date, les restes de Franco reposent désormais au cimetière du Pardo à Madrid.
En 2022, la loi mémorielle rebaptise le Valle de los Caidos en Valle de Cuelgamuros, transformant ce site en un lieu de souvenir pour toutes les victimes inhumées. De plus, la dépouille de Jose Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, est exhumée.
Pour célébrer le 50e anniversaire de la mort de Franco, un concours est lancé pour « re-signifier » le monument, et un projet a été sélectionné pour redessiner l’accès au site, avec un chantier prévu pour l’année prochaine qui aboutira à un centre d’interprétation historique pour expliquer l’histoire du monument. Ce projet, cependant, suscite des controverses.
### Vox et les partis politiques
C’est dans ce climat de récupération de la mémoire, en relation avec la contestation indépendantiste en Catalogne dans les années 2010 et la montée de l’extrême droite en Europe, que le parti Vox apparaît sur la scène politique espagnole en 2013.
Dans son ouvrage « Franco, Le Temps et la Légende », l’historien Stéphane Michonneau avance que « le mouvement de contestation indépendantiste en Catalogne a eu pour effet de faire de Franco le garant de l’unité nationale », précisant que pour Vox, « l’unité de l’Espagne est un horizon indiscutable, renforcé par l’instrumentalisation du mythe de la Reconquête contre l’islam ».
Au cours d’une campagne électorale en 2018, le leader de Vox, Santiago Abascal, apparaît sur un cheval, entouré d’autres cavaliers, avec le slogan « Andalousie pour l’Espagne ». Michonneau considère cela comme une référence à la Reconquête. Il note que « la vision essentielle de la Nation, véhiculée par ces actes, vise à combattre l' »anti-Espagne », une expression typique de la rhétorique franquiste destinée à disqualifier la gauche, les régionalistes, les mouvements féministes ou LGBTQIA+, et bien sûr, les musulmans ».
Depuis la percée de Vox aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie (11% des voix), le parti d’extrême droite est devenu une force politique importante en Espagne, attirant notamment les jeunes, qui n’hésitent pas à chanter l’hymne de la Phalange « Cara al sol » et à effectuer le salut fasciste lors des rassemblements, témoignant d’une référence décomplexée à cette histoire.
Cependant, Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine et des Caraïbes à la Fondation Jean Jaurès, précise que « l’extrême droite espagnole s’est mondialisée. Les arguments de l’extrême droite ou du Parti populaire sont ‘Oublions le passé, tournons la page, regardons vers l’avenir’. En définitive, le modèle de l’extrême droite espagnole n’est plus Franco, mais plutôt Donald Trump ou Javier Milei en Argentine ».
L’historienne Sophie Baby nuance aussi le lien entre Vox et Franco, affirmant que « la droite espagnole n’a jamais vraiment rompu avec le franquisme. C’est un fait. Elle n’a jamais réellement condamné les 40 années de dictature, ce qui facilitait la récupération de cet héritage ». Elle ajoute que « Vox ne se décrit pas comme un parti néo-franquiste ni fasciste, mais il lui est très utile de s’inscrire dans ce débat pour séduire des électeurs nostalgiques d’un passé idéalisé ».
L’ignorance des jeunes générations sur la dictature, en partie due à l’enseignement de l’histoire contemporaine dans les écoles, est frappante, comme le montrent plusieurs sondages. Les commémorations organisées pour le 50e anniversaire de la mort de Franco visent justement à illustrer la différence entre vivre sous une dictature et en démocratie, en soulignant toutes les avancées démocratiques réalisées.

