Belgique

Seuls au cœur de l’Antarctique : une traversée pour comprendre le climat

Heïdi Sevestre et Matthieu Trondeur sont les 9e et 10e personnes à rejoindre le Pôle Sud d’Inaccessibilité, où se trouve un buste de Lenin, sommet d’une base scientifique soviétique construite en 1958. Marie Cavitte, glaciologue et climatologue à la VUB, déclare : « On est déjà dans la zone de danger » concernant l’Antarctique de l’Ouest.


« On est au Pôle Sud d’Inaccessibilité. Un rêve qui devient réalité. C’est incroyable ! Il ne fait pas bien chaud mais on y est. » Au 42e jour de leur traversée, Heïdi Sevestre et Matthieu Tordeur expriment leur bonheur dans une vidéo publiée sur Instagram.

Ils se trouvent au Pôle Sud d’Inaccessibilité, le point le plus éloigné de toute côte en Antarctique. Ce sont les 9e et 10e personnes à atteindre cet endroit. Un buste de Lénine y est installé au milieu de la neige, véritable sommet d’une base scientifique soviétique édifiée en 1958, qui a été active pendant deux ans avant d’être abandonnée.

Leur expédition « Under Antarctica » a démarré depuis la base de Novo Air (appelée aussi Novolazarevskaya, ancienne station de recherche soviétique). Cette base est un important centre logistique pour les stations scientifiques chinoises, japonaises, indiennes, belges, argentines et russes.

Le duo français a pris l’avion depuis Le Cap le 29 octobre et a commencé sa traversée le 3 novembre depuis Thorshammer, après un trajet de huit heures en 4×4 polaire. Ils souhaitaient initialement parcourir ce premier tronçon en kite-ski, mais ont été contraints par des vents catabatiques les dirigeant vers la côte. Pour eux, il est crucial de terminer la traversée avant la fin janvier, marquant ainsi la fin de l’hiver austral.

Préparés à passer trois mois en autonomie, ils auront besoin de parcourir près de 4000 kilomètres. Cette expédition est soutenue par l’UNESCO, dans le cadre de l’année 2025, proclamée année internationale de la préservation des glaciers.

Heïdi Sevestre et Matthieu Tordeur tractent un traîneau pesant 200 kg, contenant de la nourriture lyophilisée, de l’équipement et des instruments scientifiques. « On va tracter deux radars à pénétration de sol », expliquait Matthieu Tordeur, « ces instruments nous permettent de recueillir des informations sur ce qui se trouve sous nos pieds, sous cette immense calotte polaire. Nous cherons à comprendre comment l’Antarctique réagit au réchauffement climatique et contribue à l’élévation future du niveau des mers. »

Le radar de profondeur permet d’établir une cartographie du lit rocheux et de mesurer l’épaisseur de la calotte, qui peut atteindre 3 à 4 km au centre de l’Antarctique. Grâce aux données GPS fournissant l’élévation de la surface, associées à ces mesures, il est possible d’estimer l’épaisseur de glace et d’évaluer l’impact potentiel de sa fonte sur le niveau des mers.

En cartographiant l’épaisseur des glaces et la profondeur du lit rocheux, ils visent à identifier les points de faiblesse du continent, notamment là où le lit est sous le niveau de la mer, en particulier en Antarctique de l’Ouest. Dans cette région, une grande partie du lit rocheux se situe effectivement sous le niveau marin actuel. Les radars permettront également de vérifier si l’eau océanique pourrait commencer à s’infiltrer entre les glaciers et le lit rocheux.

Le second type de radar qu’ils transportent, le radar de surface, analyse les 50 premiers mètres sous la surface pour observer l’accumulation de neige au fil du temps. Cela permettra de déterminer si la fonte des glaces en Antarctique est seulement liée au réchauffement des courants marins ou si elle est également influencée par le réchauffement atmosphérique en surface.

Bien que d’autres expéditions en kite-ski aient eu lieu en Antarctique, celle-ci est la première à avoir un objectif scientifique.

Marie Cavitte, glaciologue et climatologue à la VUB, décrit le phénomène de l’Antarctique. « En Antarctique de l’Ouest, le lit rocheux présente une forme de saladier – bien que la topographie réelle soit bien plus complexe. Tant que le niveau marin est au-dessous du bord du saladier, la calotte reste stable. Mais si l’eau de mer commence à passer par-dessus le bord, elle peut s’infiltrer profondément dans le continent, provoquant une instabilité. Les glaciers accélèrent alors et emportent la glace vers la côte, contribuant à une élévation plus rapide du niveau marin. »

Elle ajoute que l’Antarctique de l’Est est beaucoup moins connu, principalement en raison de sa taille. Son étude est complexe, car il s’agit du plus grand désert au monde, présentant des températures extrêmement basses qui compliquent le travail scientifique. Cette expédition vise précisément à fournir des informations sur l’Antarctique de l’Est.

Marie Cavitte souligne qu’il existe des bassins en Antarctique de l’Est qui présentent un risque de déstabilisation. Heidi et Matthieu collectent des données dans les régions difficiles d’accès afin de comprendre si d’autres zones pourraient également être particulièrement sensibles aux changements climatiques.

Les glaces intérieures du continent antarctique étant presque intactes, leur analyse permet d’accéder à notre passé climatique. « Il y a 130 000 ans, le climat de la Terre était plus chaud de 3 degrés. Si les pays ne sont pas suffisamment ambitieux dans leurs objectifs de diminution des gaz à effet de serre, nous risquons d’atteindre les mêmes conditions d’ici 2100, » précise Heïdi Sevestre avant son départ.

Elle témoigne : « Nous allons suivre ces couches anciennes d’Est en Ouest. Si, à un moment donné, elles disparaissent, cela signifiera que certaines régions de l’Antarctique se sont effondrées à +3 degrés. »

Marie Cavitte affirme que lors de la dernière époque avec un taux de CO2 comparable à ce que nous connaissons aujourd’hui, le niveau marin était entre 2 et 7 mètres plus élevé qu’à l’époque préindustrielle. De plus, le niveau marin a augmenté de 21 cm entre 1900 et 2020, ce qui signifie qu’une hausse inexorable du niveau marin est attendue à long terme pour équilibrer la température actuelle et la fonte des glaciers.

Marie Cavitte ajoute que nous sommes actuellement à 420 ppm de CO2, soit une augmentation de plus de 100 ppm en 150 ans par rapport à une échelle de 10 000 ans dans le passé, une hausse incroyablement rapide sans précédent dans l’histoire humaine. Comprendre l’impact de cette augmentation rapide est essentiel pour mieux gérer notre adaptation au réchauffement et ses conséquences, y compris la montée du niveau marin.

Si cette élévation est progressive, il sera possible de déplacer certaines villes et d’ériger des structures de protection. Plus la température augmente, plus la montée du niveau des mers sera rapide et importante, causant davantage de coûts. Marie Cavitte conclut : « Il est essentiel de comprendre l’augmentation totale anticipée du niveau marin et d’analyser la durée de cette élévation pour pouvoir mettre en œuvre les politiques d’adaptation nécessaires. »

À l’issue de cette expédition, les données collectées seront partagées avec la communauté scientifique, favorisant une culture de l’open science dans le domaine des sciences polaires.

Cependant, le traitement et l’interprétation de ces données – épaisseur de la glace, accumulation de neige, etc. – nécessiteront un minimum de six mois, voire jusqu’à deux ans selon la complexité des données. Bien que cette expédition ne fournira pas toutes les réponses, elle contribuera de manière significative à la recherche sur l’Antarctique et à la compréhension du climat et de l’évolution du continent.

Les choix politiques actuels détermineront l’avenir des glaces antarctiques et, in fine, notre sort à tous, étant donné que ce continent a une influence directe sur notre vie. En Belgique, la Flandre est particulièrement exposée à la montée des eaux, et Heïdi Sevestre et Matthieu Tordeur, à l’autre bout du monde, s’efforcent de répondre à certaines de ces questions.