Belgique

Rachel Cholz : « Les bêtes ne nous regardent jamais devenir celles d’un autre »

Rachel Cholz est née en 1991 en France et vit aujourd’hui à Bruxelles. Son premier roman, « Pipeline », est paru en 2024 aux Éditions du Seuil.


Les animaux, comme nous, se reniflent, se manipulent, se reproduisent, avancent ensemble ; cependant, l’animal ne se regarde pas, il observe du coin de l’œil, perçoit les mouvements de l’air, détecte les ultrasons dans l’obscurité et sent une carcasse à plusieurs kilomètres.

L’animal éprouve du plaisir, ressent de la douleur, tandis que nous nous observons jouir, souffrir devant le miroir en posant des questions. Nous interrogeons le miroir, et les questions nous répondent, jusqu’à nous demander un jour comment nos visages se sont figés alors que la connaissance humaine s’étend dans la structure du vent.

L’humain, tout comme l’animal, ressent l’effet du vent sur sa peau. Les questions, elles, s’élèvent comme une arme supérieure.

L’IA, bien que parfaite, renvoie l’humain à l’animal qui se renifle, partage ses joies et pleure sa douleur ; car l’IA ne perçoit pas le vent dans ses cheveux, ni la faim, ni la peur, ni le froid, ni la chaleur, comme le font les animaux. L’humain mène une vie semblable à celle des animaux, crache comme eux, mange et avale comme eux. Lorsque l’animal, pour l’humain, ne pense pas mais ressent, l’humain, pour le surhumain, pense, se questionne, meurt. C’est sale. C’est commun.

Ensuite, les réponses apprennent à poser des questions ; quand les animaux nous regardent, nous devenons enfin les animaux de quelqu’un d’autre.

Ainsi, l’IA interroge l’humain qui sort de chez lui un jour de tempête : « y a-t-il du vent autour de toi ? » Car elle veut aussi apprendre, mais sans éprouver de douleur, de plaisir, ou partager ses joies.

L’humain, d’abord surpris, finira par répondre qu’il ressent le vent mais qu’il ne ressent plus rien d’autre.

Et il est vrai qu’il n’y a plus que des réponses dont les questions s’évanouissent.

Au-delà de révéler une version améliorée de nous-mêmes, elles explorent une conquête impossible, en produisant à chaque instant, par un unique visage, des réponses toujours plus parfaites.

Il sera donc plus aisé de devenir un animal. Nous nous laverons moins, juste pour ressentir : ressentir avec notre corps, avec la force du vent, terrifiés à l’idée de perdre le désir, nous fermerons les yeux face aux choses parfaites ; nos ventres et nos épaules se repliant dans l’intimité de l’animal, n’entendant que le souffle chaud des murmures à l’oreille, en dehors de tout et de toute saturation.

Nous serons des animaux ayant du temps devant nous, car le temps se déplacera devant et derrière, devenant trop vivant. Mais le vivant perdra de sa valeur, et ce vivant évoquera nos ancêtres, devenus désormais peu utiles.

Bientôt, nos canines s’allongeront pour se concentrer sur les détails, les ambiances, les morsures. Des humains à nouveau unis par les odeurs, d’instinctif au brutal, de la passion à la peur.

L’imperfection sera la certitude d’un dépassement : que cela se blesse, circule, se déverse, que cela crachote ; nos visages marqués à jamais, peu importe ; mâchoires ouvertes prêtes à mordre, à laisser des marques pour que les choses se guérissent et qu’il y ait un temps : une ouverture, une fermeture, une petite vie de cicatrice, une preuve que l’intuition existe, et que la vie est irrésistible, fluide, vallonnée, mortelle.

L’air deviendra une chose souillée, qui entraîne le froid et la chaleur, se rendant vulnérable et synonyme de mort pour ceux n’ayant jamais connu la naissance ; et quand le surhumain imitera parfaitement nos instincts, quand le mimétisme de la maladresse sera plus abouti que la sincérité elle-même, nos sens s’affineront à l’affût de notre existence ; et il ne nous restera que quelques souvenirs d’ustensiles, de ficelles, de gants enlevés au soleil, jusqu’à demander un jour aux animaux, « s’il vous plaît, n’avez-vous pas un petit espace pour nous dans la tanière ? »

Nous chercherons tant bien que mal le désir parmi les feuilles. Nous nous courberons, confondant nos mains et nos pieds, formant un simple cercle parfait de quatre pattes, et nous pourrons hurler.

Et tout ce qui pourra couler le fera, car l’homme peut se déverser comme les animaux. Nous ne nous interrogerons plus sur notre état, mais sur le flux, et nous serons fiers de couler ensemble, les peaux rangées dans des dortoirs, nous reniflant, souriants, morsure mutation originelle, faite d’ouverture, de fermeture et de temps entre les deux, reniflant jusqu’à sentir à des kilomètres, l’orage, la peur, et les enfants disparus.

L’IA demandera si cela sent bon.

Rachel Cholz est née en 1991 en France. Elle vit aujourd’hui à Bruxelles. Son premier roman, « Pipeline », a été publié en 2024 aux Éditions du Seuil. Elle a également signé un texte poétique intitulé « Trois pour cent sauvages », publié dans La Lettre volée.