Les juges entravent-ils les politiques migratoires ? 27 États, dont la Belgique, demandent une réforme.
Des migrants sont envoyés par le Royaume-Uni au Rwanda le temps de leur procédure d’asile. La « Convention européenne des droits de l’homme » a été signée à Rome le 4 novembre 1950 et ratifiée par la Belgique cinq ans plus tard.
Des migrants envoyés par le Royaume-Uni au Rwanda dans l’attente de leur procédure d’asile. Ou par les États-Unis au Kosovo ou au Swaziland, par l’Italie en Albanie… Cette « sous-traitance » des politiques d’asile par des États tiers est envisagée par de plus en plus de pays, y compris au sein de l’Union européenne. Cependant, en Europe, ce système se heurte à des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme.
Doit-on revoir de telles mesures migratoires ou remettre en cause les décisions de justice ? 27 États, dont la Belgique, choisissent la seconde option. Voici les explications concernant cette prise de position et le débat qu’elle suscite.
### La Cour européenne des droits de l’homme, qu’est-ce que c’est ?
Chacun se rappelle des images de la Seconde Guerre mondiale. Le souci, après la guerre, était d’éviter de revivre de telles atrocités. C’est ainsi qu’est né le « Conseil de l’Europe », une institution internationale à Strasbourg qui promeut les droits humains, la démocratie et l’État de droit sur le continent européen.
Dès 1950, un texte est élaboré pour servir de boussole aux États membres concernant les droits humains, inspiré de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée récemment par l’ONU. Mais le Conseil de l’Europe souhaite aller plus loin : plutôt qu’une simple déclaration, ses États membres désirent en faire une « Convention », c’est-à-dire un traité contraignant.
Les États qui ratifient cette Convention s’engagent à la respecter et, en cas de non-respect, s’exposent à des condamnations. La « Convention européenne des droits de l’homme » est signée à Rome le 4 novembre 1950 et ratifiée par la Belgique cinq ans plus tard. Elle inclut des droits tels que le droit à la vie, à la vie privée et familiale, le droit à un procès équitable, ainsi que des interdictions comme celle de la torture ou du travail forcé.
### La contestation de 27 États
Le 10 décembre, journée internationale des droits de l’homme, 27 États membres du Conseil de l’Europe ont appelé à une réforme. En mai dernier, ils n’étaient que 8, parmi eux la Belgique, et sont désormais rejoints par 18 autres pays, représentant une majorité des 46 États du Conseil de l’Europe. En plus de la Belgique, on trouve l’Autriche, l’Italie, l’Irlande, les Pays-Bas, ainsi qu’une grande partie de l’Europe de l’Est, les États baltes, le Danemark et le Royaume-Uni, qui sont des moteurs de cette contestation.
Collectivement, ils ont publié une déclaration commune. Cette déclaration souligne que les gouvernements signataires « ont le devoir de garantir les droits humains et les libertés fondamentales de nos populations », y compris le droit de vivre en paix, libre et en sécurité, tout en préservant les valeurs de leurs sociétés et en protégeant efficacement les frontières.
Le texte poursuit en affirmant que « les droits et libertés de nos populations sont remis en cause par des individus qui abusent de notre hospitalité en commettant des crimes graves, par la traite des êtres humains et l’instrumentalisation des migrants. » Ces enjeux « complexes et disruptifs », s’ils ne sont pas pris en main, menacent nos démocraties.
De ce constat, ils concluent que la Convention européenne des droits de l’homme doit être interprétée différemment. « Il convient de trouver un juste équilibre entre les droits et les intérêts individuels des migrants et les intérêts publics importants que sont la défense de la liberté et de la sécurité dans nos sociétés. »
Au nom de cet équilibre, ces pays souhaitent que les migrants reconnus coupables de crimes puissent être expulsés même si leurs familles résident en Europe, et ce, même si la Convention stipule le droit au respect de la vie familiale et privée (article 8).
Ils appellent à « plus de clarté » sur l’interprétation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (article 3, qui prohibe la torture). Ils affirment qu’un « État partie ne devrait pas être empêché de coopérer avec des pays tiers en matière d’asile et de procédures de retour, tant que les droits humains des migrants en situation irrégulière sont préservés. »
Ces États se jugent entravés par la Cour dans leurs politiques migratoires. Après un débat intense avec les 19 autres membres du Conseil de l’Europe la semaine dernière, ces 27 signataires ont réussi à faire avancer la discussion pour établir une prospective de « déclaration » commune sur l’interprétation moderne de la Convention européenne des droits de l’homme.
### Les juges de Strasbourg, des obstacles aux politiques migratoires ?
Cette vision de la Cour européenne des droits de l’homme suscite des interrogations auprès de la Professeure de droit international à l’ULB, Anne Lagerwall. Selon elle, « Cette déclaration suggère que la Cour empêche les États de développer leur propre politique migratoire. Pourtant, en analysant la jurisprudence de la Cour, on constate qu’elle permet aux États de mener leur politique migratoire ». Les États ont le droit de définir les conditions d’accès à leur territoire, mais la Cour leur rappelle qu’ils doivent respecter les droits humains des migrants relevant de leur juridiction.
Elle souligne également que les données démentent l’idée d’une entrave des juges aux politiques migratoires. Les questions liées à l’immigration sont rares devant la Cour. « Au cours des dix dernières années, la Cour a traité plus de 420 000 demandes, moins de 2 % concernaient l’immigration, et sur ces 2 %, 90 % ont été rejetées », explique-t-elle. En d’autres termes, au cours de cette période, seulement une sur mille a amené la Cour à conclure à une violation des droits de l’homme, selon des chiffres du Conseil de l’Europe d’octobre 2025.
Alors, si les juges de la CEDH se prononcent rarement sur ces questions et contestent encore moins les décisions migratoires, pourquoi cette prise de position des 27 ?
### Se donner les coudées franches ?
Anne Lagerwall suggère que ces États cherchent à se donner plus de marge de manœuvre à l’avenir. « Cette déclaration conjointe exprime leur désir de pouvoir expulser les étrangers criminels et de délocaliser les personnes pendant leur procédure de régularisation vers des États tiers. C’est une forme d’externalisation de leur politique », explique-t-elle, rappelant que le Royaume-Uni a tenté d’établir un partenariat avec le Rwanda pour gérer ces procédures.
La CEDH avait alors été saisie et avait conclu que ces expulsions ne pouvaient être réalisées, ce qui avait conduit à une modification du projet au Royaume-Uni. Pourtant, des politiques similaires sont désormais discutées par les États concernés.
De plus, l’Union européenne ouvre également la voie à la « sous-traitance » par des États tiers. L’Italie de Giorgia Meloni a déjà commencé à envoyer des demandeurs d’asile en Albanie.
Les États signataires souhaitent aussi que l’article 3 interdissant la torture soit interprété de manière plus stricte à l’avenir. Anne Lagerwall estime que cette évolution est « inquiétante ». « Ils veulent s’assurer que la définition de la torture ne s’applique qu’à des comportements particulièrement graves, alors que le droit à la protection contre les traitements inhumains et dégradants est un droit fondamental », souligne-t-elle.
Face aux questions de refoulement, de détention et d’expulsions, cette notion de « traitement inhumain et dégradant » est déjà appliquée de manière stricte par la Cour, insiste-t-elle. Lors de ses décisions, la Cour exige un haut degré de gravité pour qualifier un fait de torture ou de traitement inhumain et dégradant, rappelant aux États qu’ils ne peuvent pas expulser une personne vers un État où il existe un risque de torture, ce risque devant être établi par des preuves convaincantes.
Cette volonté de restreindre la portée de droits fondamentaux soulève des inquiétudes, car elle remet en question tant les droits que la Cour chargée de les protéger.
### « Il y a un vrai Strasbourg bashing maintenant »
Que va-t-il se passer ensuite ? Au niveau technique, les États membres du Conseil de l’Europe ont la possibilité de modifier le texte de la Convention européenne des droits de l’homme en ajoutant des « protocoles ». Cependant, ce processus peut prendre des années et ne semble pas être une priorité. Il est plus question de produire une simple « déclaration » politique visant à clarifier comment les États souhaitent faire interpréter le traité. Étant donné les réactions violentes de certains pays comme la France, cette déclaration finale pourrait se traduire par un consensus minimal, sans grands changements.
Quoi qu’il en soit, cette déclaration des 27 États inquiète déjà Françoise Tulkens, une ancienne juge belge à Strasbourg, qui a exercé à la Cour pendant 14 ans, de 1998 à 2012. Elle, comme Anne Lagerwall, conteste l’idée selon laquelle la Cour de Strasbourg entrave les politiques migratoires des États.
« Leurs critiques ne sont pas fondées ; une analyse approfondie de la jurisprudence de la Cour montre qu’elles ne sont pas étayées », observe-t-elle avec irritation. « Bien sûr, la Cour peut être critiquée, toute institution doit l’être. Cependant, cette tendance à critiquer la Cour sans fondement, souvent basée sur des informations erronées, est préoccupante. Il est plus commode de blâmer la Cour que de traiter les véritables problématiques migratoires sur le plan politique et social. »
Pour Françoise Tulkens, cette démarche est un épisode récurrent. Elle évoque une volonté croissante, perceptible dans la littérature et au sein de certains pays, de dire « nous ne voulons plus de cette Cour européenne des droits de l’homme, nous ne voulons plus de droits fondamentaux ».
Elle souligne qu’il s’agit d’une remise en cause dangereuse des droits fondamentaux qui a évidemment des répercussions sur les instances responsables de leur protection, comme la Cour. Aux yeux de l’ancienne juge, le simple fait d’avoir émis cette déclaration et d’y avoir apposé 27 signatures, « une majorité », pourrait déjà provoquer des changements, entrainant une pression sur les juges au moment de leurs décisions. « La Cour n’est pas indifférente à cela. »

