L’ère post-atlantique : Washington ne maintient plus l’alliance européenne
L’Europe n’est plus une priorité stratégique pour les Etats-Unis, et elle est désormais considérée comme un fardeau idéologique selon le document de la stratégie de sécurité nationale publié par la Maison-Blanche le 5 décembre. Le document appelle explicitement à « renforcer la résistance au cours politique actuel de l’Europe de l’intérieur », suggérant un soutien aux forces qui affaiblissent l’Union européenne.
Il faut désormais constater que l’Europe n’est plus une priorité stratégique pour les États-Unis. Elle est devenue, au mieux, un théâtre secondaire, au pire, un fardeau idéologique. Le document sur la stratégie de sécurité nationale publié par la Maison-Blanche le 5 décembre ne fait pas que réajuster les priorités : il officialise une rupture. Derrière une façade technocratique, Washington acte l’abandon progressif d’un système atlantique vieux de 80 ans, fondé sur la solidarité transatlantique et la centralité de l’OTAN dans l’ordre international d’après-guerre.
Depuis 1945, l’Europe a prospéré sous protection américaine, acceptant une dépendance stratégique en échange d’une garantie de sécurité face aux menaces soviétiques, puis russes. Cet équilibre, déjà fragile, est maintenant méthodiquement détruit par l’administration Trump. Les insultes répétées du président à l’égard des Européens — jugés « stupides », « faibles » et incapables de se gouverner — ne sont pas des dérapages, mais témoignent d’une doctrine. L’OTAN n’est plus un pilier, mais un vestige encombrant.
La nouvelle stratégie américaine repose sur une vision idéologique étroite, centrée sur l’identité. Trump recentre la politique étrangère sur le voisinage immédiat, notamment l’Amérique latine, et fait de l’immigration une menace existentielle. Le document reprend, sans le dire explicitement, les obsessions de l’extrême droite identitaire : peur du « grand remplacement », fantasme d’un déclin démographique blanc, confusion délibérée entre sécurité nationale et guerre culturelle. La géopolitique est remplacée par l’idéologie.
Ce choix est d’autant plus révélateur qu’il relègue la Chine — reconnue comme le principal rival systémique des États-Unis — au second plan. Là où l’administration Obama avait tenté de structurer une réponse globale à la montée de la Chine, Trump préfère mener une croisade idéologique contre les migrants. Ce renversement des priorités est un aveu de repli, plutôt qu’une véritable stratégie.
Le Moyen-Orient, autrefois obsession américaine, est également marginalisé. L’autosuffisance énergétique permet à Washington de se désengager sans scrupules. Le message est clair : les alliances ne sont valables que tant qu’elles servent des intérêts immédiats. Tout le reste — stabilité régionale, responsabilités internationales, cohérence stratégique — devient secondaire.
La rhétorique du document frôle l’absurde. Les États-Unis y affirment ne pas vouloir dominer le monde, tout en proclamant leur détermination à empêcher toute puissance rivale, en particulier la Chine, d’atteindre un niveau d’influence équivalent. Comment contenir sans dominer ? Comment prêcher la retenue tout en disposant de centaines de bases militaires à travers le globe ? Cette contradiction n’est pas accidentelle : elle reflète une puissance qui refuse de nommer son hégémonie tout en s’y accrochant.
L’Europe, quant à elle, est traitée avec un mépris évident. Le document appelle explicitement à « renforcer la résistance au cours politique actuel de l’Europe de l’intérieur ». Autrement dit, il s’agit de soutenir les forces qui affaiblissent l’Union européenne. Il s’agit d’une ingérence manifeste, d’un soutien direct aux mouvements d’extrême droite, de Budapest à Rome, qui partagent avec Trump une même hostilité envers l’immigration, le multilatéralisme et l’État de droit. Washington ne protège plus l’Europe : il œuvre à sa fragmentation.
Les réactions européennes varient entre déni et inquiétude. Berlin proteste timidement, Bruxelles essaie de sauver les apparences, Paris évoque une « trahison » à voix basse. Seul le Danemark ose dire tout haut ce que beaucoup pensent : les États-Unis ne sont plus un allié fiable, mais un facteur d’instabilité. Sur l’Ukraine, les concessions américaines à Moscou et l’opposition à l’élargissement de l’OTAN confirment cette dérive. En affaiblissant Kiev et en rassurant le Kremlin, Washington compromet directement la sécurité du continent.
L’Europe est maintenant contrainte de se débrouiller seule face à une Russie revigorée, tandis que les États-Unis regardent ailleurs ou, pire, attisent les divisions internes européennes. Le temps des illusions est révolu. La stratégie américaine ne repose plus sur des valeurs partagées, mais sur un nationalisme brutal et transactionnel.
Ce que révèle ce document, c’est la fin d’une époque. L’ère atlantique, fondée sur une communauté de destin entre l’Europe et les États-Unis, touche à sa fin. Une ère post-atlantique s’ouvre, marquée par le repli américain, l’hostilité envers l’Union européenne et l’effondrement des certitudes sécuritaires occidentales. L’Europe n’a plus le luxe d’attendre : soit elle construit enfin sa propre autonomie stratégique, soit elle continuera d’assister, impuissante, au sabotage de l’ordre qui l’a protégée pendant près d’un siècle.
**Paris – Youssef Lahlali**

