Belgique

Les théories du complot attirent : « Elles compensent notre frustration », affirme Gérald Bronner.

Gérald Bronner évoque le concept de « post-réalité », où les repères communs sont fracturés, en se demandant comment établir une politique climatique si une partie de la population y croit, et l’autre non. Le sociologue constate que la méfiance vis-à-vis du politique s’explique en partie par un sentiment de dépossession du réel, ce qui renforce la frustration collective dans la société actuelle.


On connaissait déjà le terme de « post-vérité » qui désigne la manipulation de l’information afin qu’elle corresponde à nos croyances. Cette pratique, intensifiée par les réseaux sociaux, soutient nos biais de confirmation. Gérald Bronner approfondit ce concept en parlant de « post-réalité », une ère où nos repères sont brisés : « Dans une démocratie, il est normal de ne pas être d’accord sur l’interprétation des faits. Mais que se passe-t-il quand on n’est plus d’accord sur les faits eux-mêmes ? Ce qui est en train de nous arriver, c’est une fracture de notre socle commun. »

Il donne l’exemple du réchauffement climatique : comment instaurer une politique climatique si une partie de la population y adhère et l’autre non ? « C’est pourquoi la post-réalité, qui est vraiment cette situation où nous n’entendons plus les avertissements du réel et nous laissons notre désir déréguler, est extrêmement dangereuse. »

### Un sentiment de frustration collective

Gérald Bronner relève que les sources de la post-vérité et de la post-réalité résident dans la frustration collective de notre société. Il évoque le mécanisme démocratique qui engendre intrinsèquement des frustrations chez les citoyens. Inspiré par Alexis de Tocqueville, il souligne que la démocratie américaine crée un sentiment d’insatisfaction chez l’électeur, car ce système génère de nombreuses promesses souvent non tenues. Face à des désirs insatisfaits, certains individus peinent à gérer leur frustration et adaptent donc la réalité à leurs envies.

Bien que cette frustration démocratique ne soit pas nouvelle, elle est aujourd’hui exacerbée par un sentiment de dépossession du réel. Ce désir d’action sur le réel coexiste avec une impression de perte de contrôle. Que ce soit dans les domaines géopolitique, climatique ou économique, de nombreux citoyens se sentent révoltés et frustrés de ne pas avoir les moyens d’agir. « La méfiance vis-à-vis du politique s’explique en partie par ce sentiment de dépossession », explique le sociologue. Les décisions semblent se prendre de plus en plus loin, à un niveau international par exemple.

Ce sentiment de dépossession s’étend également aux objets qui nous entourent : « Notre environnement technologique devient de plus en plus sophistiqué, mais nous le comprenons de moins en moins. Il y a encore quelques décennies, nous étions capables de changer une ampoule ou de réparer le moteur de notre voiture. Aujourd’hui, nous ne pouvons guère intervenir sur notre smartphone ou notre ordinateur. En cas de problème, il faut le remplacer. »

### Une volonté de se réapproprier le réel

En résumé, Gérald Bronner constate que notre monde contemporain est devenu plus difficile à comprendre que par le passé. Face à cette confusion et cette dépossession, notre esprit cherche à donner sens et à se réapproprier le réel par tous les moyens, y compris les solutions les plus simplistes. « Souvent, nous sommes attirés par des récits qui nous prennent pour des dupes, et nous donnent l’impression de nous réapproprier le monde de façon intelligible, comme c’est le cas avec les théories du complot. Elles ont cette grande vertu de nous faire croire que le monde est plus compréhensible qu’il ne l’est, avec des méchants et des gentils. »

Le sociologue nomme cette tendance « l’effet Eureka » : la sensation d’avoir trouvé la solution adéquate. « Et les populismes politiques, en général, tirent parti de cet effet de dévoilement puisqu’ils proposent des solutions qui répondent à nos attentes spontanées concernant le monde. »

### La vitesse de propagation des fausses informations

Les fausses solutions, les fake news ou les théories du complot posent le problème de leur rapidité de propagation. Lorsqu’un nouvel événement survient, qu’il s’agisse d’un incendie, d’un attentat ou d’une nouvelle maladie, il existe un vide informationnel pendant quelques heures. Ce moment d’incertitude est où les complotistes avancent déjà leurs interprétations. « Ils ont forcément un coup d’avance parce qu’ils disposent déjà d’une version des faits. Et cela est crucial car même si tout le monde ne croit pas à ces théories, nous savons que notre cerveau accorde une attention particulière à la première information rencontrée sur un sujet, ce qu’on appelle le biais de primauté. »

C’est à cause de ce biais de primauté que nous nous souvenons davantage de notre premier baiser ou de la première impression que nous avons eue d’une personne. Pourtant, pour des personnes hésitantes, l’impression laissée par cette première information peut avoir des conséquences durables. « Comme ces arguments peuvent être très convaincants, même s’ils sont faux, le vraisemblable finit souvent par l’emporter sur le vrai. Et nous voilà dans une fracture encore plus grande de notre espace commun », constate Gérald Bronner, alors que chacun entre dans sa post-réalité.

**► Découvrez l’entièreté de cet entretien avec Gérald Bronner en écoutant le podcast des Clés dans le player ci-dessus ou sur Auvio.**