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« Elle a tué ma vie » : le récit tragique de Sana sur Daesh.

Sana, jeune femme de 26 ans, déclare : « Le 27 janvier 2023, j’ai pu commencer une vie normale, même si c’est parfois compliqué ». Elle fait partie, le 23 janvier 2023, d’un convoi comprenant quatorze autres femmes et une trentaine d’enfants retournant en France.


Quand naît-on réellement ? Est-ce lorsqu’on sort du ventre de sa mère ou lorsqu’on devient libre de faire ses propres choix ? D’aimer qui on veut, de vivre où cela nous chante, de s’habiller selon ses goûts. Pour Sana, jeune femme de 26 ans, la réponse est claire. « Le 27 janvier 2023, j’ai pu commencer une vie normale, même si c’est parfois compliqué », confie cette habitante de Roubaix aux longs cheveux noirs parfaitement coiffés. Elle vient de passer 85 heures de garde à vue à la DGSI, soupçonnée d’association de malfaiteurs terroriste. « En vingt-trois ans d’existence, c’était la première fois qu’on me donnait la parole, j’avais presque l’impression d’être chez le psy », dit-elle avec un sourire. Cela représente surtout une étape nécessaire après neuf années passées en Syrie, au cœur de l’État islamique.

Emmenée de force par sa mère à l’âge de 15 ans, mariée contre son gré et violée, Sana est une survivante. « C’est comme si j’étais née pour souffrir », confie la jeune femme, qui a récemment publié une bande dessinée sur son parcours, *En quête de liberté*, coécrite avec la journaliste Gaële Joly. Elle y relate les coups et les abus dont elle a été victime dès son plus jeune âge, sa déscolarisation brutale à 14 ans et le voile intégral que sa mère lui impose à la même époque. En quelques mois, la radicalisation de sa mère s’amorce sous l’influence de son oncle.

« Avant, ma famille n’était pas très religieuse mais très conservatrice. Il y avait cette idée que la femme était inférieure, que l’homme avait tous les droits », se remémore-t-elle. Aujourd’hui, ses yeux finement maquillés, ses ongles manucurés et son élégante robe moulante témoignent de son émancipation face à ces injonctions.

En août 2014, alors âgée de 15 ans, elle voit vingt-trois membres de sa famille prendre la route de la Syrie. « Ma mère nous a fait croire qu’on partait en Algérie en vacances », se rappelle-t-elle. L’enfer débute. Les bombardements se succèdent chaque jour. Pour Sana, la menace devient aussi personnelle. Son oncle reçoit jusqu’à 56 demandes en mariage par jour. Elle se sent en sécurité. « Pour moi, c’était impossible qu’ils me marient, je pensais que c’était n’importe quoi. » Pourtant, un jour, son oncle lui présente Mehdi, un djihadiste belge de 18 ans, comme son futur mari. Un homme dont elle ne découvrira le visage qu’une fois le mariage célébré. « Je pleurais, je m’accrochais à mon père en disant que je ne voulais pas y aller. »

Alors qu’elle refuse les relations sexuelles, elle subit de nombreuses viols. Quatre mois plus tard, elle se retrouve enceinte de sa première fille. « Je n’ai pas tout de suite ressenti le côté maman, mais j’ai immédiatement compris que j’avais le devoir de la protéger, de la sortir d’ici. Je ne voulais pas qu’elle vive la même vie que moi. » Mia naît le 10 novembre 2015. Trois jours plus tard, les attentats de Paris et Saint-Denis sont célébrés en Syrie. « Je me suis dit que j’étais ici. Mon pays va croire que j’ai quelque chose à voir avec ça », se souvient-elle.

Sana met au monde une deuxième fille, Lina, au printemps 2018, alors qu’elle fuit les bombardements de Raqqa. En décembre de la même année, elle assiste à la chute de Baghouz, le dernier bastion de Daech. La survie commence. « On mangeait de la nourriture pour animaux et du foin. On a vu nos enfants mourir de faim, se déshydrater. » Les larmes aux yeux, elle évoque la famine qui a failli emporter sa fille aînée. « J’ai fait mon maximum, j’ai demandé partout. Mais quand il n’y a pas, il n’y a pas. » La fillette sera sauvée grâce à Médecins sans frontières.

Sana et ses filles sont enfermées à partir de mars 2019 dans le camp kurde pour femmes d’Al-Hol, puis à celui de Roj. « Les camps, c’était abominable, pire que la guerre », affirme-t-elle. À la famine s’ajoutent le froid et la violence extrême entre détenues. « Je n’ai pas vu des êtres humains, c’étaient des bêtes. Tu peux te retrouver avec un coup de marteau sur la tête pour un mauvais regard, ta tente brûlée pour un briquet non rendu. » Pour rester forte, Sana s’accroche à l’espoir d’offrir à ses filles une vie meilleure. « Je craignais que, si quelque chose m’arrivait, elles partent vivre avec ma mère et subissent le même sort que moi », précise-t-elle.

En 2022, elle réussit à s’inscrire sur une liste de rapatriement. « Une lueur dans les ténèbres », selon ses propres termes. Ce choix conduit sa mère, désormais plus radicalisée que jamais, à la renier. « Je ne comprendrais jamais sa haine. Comment une mère qui t’a donné la vie peut-elle te l’arracher ? Elle a tué ma vie, elle m’a volé ma vie », souffle Sana. Le 23 janvier 2023, elle et ses deux filles font partie, avec quatorze autres femmes et une trentaine d’enfants, du troisième convoi vers la France. À son arrivée, elle est placée en garde à vue et ses filles, âgées de 5 et 7 ans, sont prises en charge. « Je les avais préparées. C’était dur de leur dire au revoir mais c’était le prix à payer pour qu’elles aient une vie normale. »

Aucune charge n’a été retenue contre elle. Les services de renseignement et la justice la considèrent comme une victime du terrorisme. Elle n’a plus de nouvelles de sa famille depuis près de deux ans et ignore si son mari, détenu dans une prison kurde, est toujours en vie. Elle tente aujourd’hui de se reconstruire, bien que ses nuits soient encore hantées par des souvenirs douloureux.

Elle a rencontré quelqu’un. Ses filles sont toujours dans une famille d’accueil, mais elle parvient à les voir jusqu’à quatre fois par semaine. La dernière difficulté pour retrouver leur garde à temps plein et un emploi stable reste l’obtention de ses papiers. Sana, née en France de parents étrangers, n’a jamais acquis la nationalité française. À 13 ans, lorsqu’elle pouvait l’obtenir, sa mère s’y était opposée. Elle risque aujourd’hui d’être expulsée vers l’Algérie, un pays où elle n’a jamais mis les pieds.

*« En quête de liberté, comment je suis sortie de l’enfer de Daesh », aux éditions Vuibert Graphic.*