Crèche revisitée sur la Grand-Place : quelle polémique en découle ?
Des photos de la crèche à Bruxelles ont circulé avant son achèvement, provoquant des réactions opposées concernant son style et l’absence de traits du visage, certains affirmant qu’elle représentait un « manque de respect envers le peuple belge ». Le bourgmestre Philippe Close a donné une conférence de presse pour souligner que « les gens ont le droit d’avoir un avis », tout en appelant à « ne pas aller dans l’excès ».
Procédons par étapes. Des photos ont circulé avant même l’achèvement de l’installation, suscitant une vague d’opinions et d’interprétations, mettant en avant le style général et l’absence de traits du visage. Certains y ont vu des traditions « abîmées » ou « insultées », un « manque de respect envers le peuple belge », et même des visages « salafisés », évoquant l’idée d’un « noël charia-compatible ».
Cet emballement rappelle celui observé en 2012, quand le sapin avait été transformé en une structure métallique, dont certains interprétaient le design comme influencé par les « musulmans ».
Face à la virulence des attaques cette année, la Ville de Bruxelles a tenu une conférence de presse dès vendredi pour inviter, selon les mots du bourgmestre Philippe Close, à « redescendre d’un cran ». « Les gens ont le droit d’avoir un avis », a-t-il rappelé, mais « il faut aussi se respecter les uns les autres et ne pas aller dans l’excès », ni tomber dans des « élucubrations salafistes ». Le lendemain, la tête du petit Jésus a été volée, alimentant l’actualité et nourrissant une controverse politique, un fait qui s’était déjà produit par le passé.
Revenons un instant sur les intentions exprimées lors de la conférence de presse. L’objectif initial était de remplacer une crèche d’environ quarante ans, devenue vieillissante. Mais pourquoi maintenir une crèche ? Parce que « c’est dans notre tradition », tout comme le sapin, a répondu le bourgmestre, « que l’on soit chrétien, croyant, ou pas ».
À partir de là, les autorités ecclésiastiques ont été impliquées. La Maison de la Mode et du Design a été sollicitée pour proposer des candidats. C’est finalement la designeuse et architecte d’intérieur Victoria-Maria Geyer, « catholique pratiquante », qui a été choisie. « Elle a proposé, et c’est puissant justement, de travailler la modernité en conservant la tradition », explique le bourgmestre.
Commentaire du curé-doyen de la cathédrale Saints Michel et Gudule, Benoît Lobet : « La tradition, ce n’est pas quelque chose de figé, elle doit être créatrice sinon elle est figée et elle meurt. » Selon lui, la proposition de la designeuse touche « au cœur du message chrétien » : « Les personnages historiques représentés dans la crèche, ce sont des précaires. Ce sont des gens qui ont été refusés partout. » Leurs vêtements sont chiffonnés, « c’est un peu normal », quand « on débarque dans une auberge parce que madame doit accoucher », après un parcours « d’errance », explique le curé-doyen. Ici, « cette précarité est sublimée, elle est anoblie ».
Dieu vient habiter la précarité.
Il a également jugé plus judicieux qu’il n’y ait pas de visage : « les touristes peuvent projeter leur propre visage, et ainsi leur propre histoire ». Chacun devient co-créateur de ce qu’il regarde : il y a « une part qui reste à construire ». Des traits ont cependant été testés mais sans convaincre. Pour Victoria-Maria Geyer, sans traits, « c’est poétique », cela « laisse libre cours à l’imagination ». Elle souligne la référence au riche passé textile de la Belgique et précise que les personnages sont inspirés de poupées de chiffon grandeur nature, « proches du peuple ».
Espace public : lieu de controverse.
Aurait-il été possible d’éviter tout risque de polémique ? Difficilement. Les autorités publiques en avaient conscience (sans tout à fait l’anticiper cependant). Une dimension essentielle ici est la place qu’occupe cette crèche : elle n’est ni dans un musée, ni dans une église mais sur une place publique, la Grand-Place, un endroit stratégique et emblématique.
« Dès lors qu’on est dans l’espace public, on est dans un espace profondément dissensuel [non consensuel] », explique Julie Bawin, professeure à l’ULiège et autrice d' »Art public et controverses » (CNRS). « Un espace certes gagné toujours par l’idée d’un consensus à atteindre, mais en réalité profondément dissensuel, avec des confrontations d’idées, une pluralité de jugements qui sont inéluctables : n’importe quoi, pas seulement d’ordre artistique d’ailleurs, qu’on va imposer au regard des citoyens, des usagers de l’espace public, va susciter au moins un : j’aime ou je n’aime pas. »
Les polémiques, on ne les compte plus ces dernières années concernant des interventions artistiques dans l’espace public. Pour trouver le consensus, si c’est l’objectif, il peut y avoir la tentation d’aller vers des « œuvres sans aspérités, celles qui vont se fondre le plus dans l’environnement, quitte en réalité à ce qu’on ne les voit même plus. » Éviter de perturber, une tendance qu’on retrouve déjà dans les années 70 ou 80, explique Julie Bawin. Dans ce cas précis, une autre spécificité de la crèche de la Grand-Place, c’est qu’il s’agit d’un objet qu’on pourrait qualifier d’hybride : objet culturel, religieux, symbole, tradition…
Si on essaye que le geste artistique s’immisce dans ce type de dispositifs traditionnels dans l’espace public, auxquels les uns et les autres sont habitués, on aura toujours une polémique. Parce que les artistes, on n’attend pas d’eux qu’ils jouent le jeu total de la tradition : on attend d’eux qu’ils nous surprennent, qu’ils ébranlent nos certitudes, ou qu’ils fassent quelque chose de très, très esthétique. Mais alors, on ne reconnaîtrait pas la crèche.
L’Eglise, partie prenante, a « reconnu » cette nouvelle version de la crèche – qui continue de s’inscrire pour elle dans la tradition. Mais, comme l’a souligné le curé-doyen Benoît Lobet, la crèche de la Grand-Place « n’appartient à personne, c’est-à-dire qu’elle appartient à tout le monde ». Elle est susceptible d’interpeller bien au-delà du cercle religieux, en fonction d’un contexte donné, à une époque donnée. C’est ce qui se produit.
Un test projectif.
Il y a les intentions de départ, la façon dont ces intentions se concrétisent, et puis la réception par le public. Avec la particularité que la partie du public et les divers commentateurs qui réagissent ne sont généralement pas allés voir la crèche sur place et réagissent sur la base de photos et des commentaires précédents – la place publique est médiatique et virtuelle. C’est sur les réactions dans cet espace-là que l’on se penche ici.
Pour Laura Calabrese, professeure d’analyse du discours à l’ULB, cette crèche se révèle être un « test projectif, où la société va projeter ses obsessions, notamment celle de l’identité, une obsession très contemporaine. » « Les sociétés européennes actuelles sont clairement post-chrétiennes, dans le sens où la religion majoritaire ne structure plus la vie sociale », explique-t-elle.
Dans ce sens, il y a un « décalage » entre la sensibilité sur ce sujet et la pratique religieuse chrétienne. « On est donc en droit de se demander pourquoi une société dans laquelle la religion chrétienne a une place secondaire se sent si heurtée du fait qu’on revisite les traditions religieuses. » Rappelons qu’ici ces traditions sont, qui plus est, revisitées de façon concertée avec l’Eglise, et qu’il est même, au fond, « traditionnel » de revisiter les traditions, depuis 2000 ans.
« Les traditions chrétiennes deviennent des symboles », poursuit Laura Calabrese. Ce que d’autres polémiques ont montré également, rappelle-t-elle : celle du sapin en 2012, celle concernant le nom des « Plaisirs d’Hiver » ou encore celle portant sur le nom des vacances scolaires. « La question qu’il faut se poser est de quoi ces polémiques sont-elles le symptôme ? “Ce sont les symptômes d’un manque, d’une sensation de perte culturelle », répond-elle.
« On va réinvestir ces symboles qui n’ont plus vraiment de signification religieuse pour la plupart des gens. On va les réinvestir de nos peurs, d’une anxiété sociétale. Ils occupent une place symbolique de rempart contre des menaces perçues comme existentielles. » Et ce qui est perçu comme menace ici, comme on le lit dans les discours en ligne, ce sont « la migration, l’islam, la perte de repères, la perte d’une identité culturelle. »
On est en face d’un ersatz de débat religieux dans une société où ce qui obsède, c’est l’identité. La tradition est brandie ici à la manière de racines « fantasmées, qui seraient restées intouchées, ce qui est impossible ». « Ce qu’une société considère comme traditionnel à un certain moment, c’est toujours une réinterprétation », souligne la professeure.
Une question d’extrême droite ?
La polémique peut être instrumentalisée politiquement. Mais pour qu’elle prenne, à la base, il faut qu’elle fasse écho dans la société, estime Laura Calabrese : « ce ne sont pas forcément des gens qui sont dans des mouvements d’extrême droite, mais des gens qui captent un discours identitaire. »
« Ce qui est intéressant dans le discours réactionnaire aujourd’hui, c’est que ce n’est pas seulement le fait de figures idéologiques », poursuit-elle. « Il y a des intellectuels réactionnaires très importants, plus en France qu’en Belgique, et plus en Flandre que chez les francophones, mais certains éléments de langage identitaire se sont banalisés et circulent avec une grande aisance. Autrement, il n’y aurait pas de polémique. »
Et le rôle des réseaux sociaux ?
Pour Laura Calabrese, les réseaux sociaux galvanisent, catalysent, accélèrent (et on pourrait ajouter qu’ils sont le vecteur d’une violence bien réelle, ici exprimée à l’encontre de la designeuse), mais ils ne « créent » pas pour autant ce type de polémique. Il en existait avant, on pourrait avoir tendance à le perdre de vue aujourd’hui. « Il suffit de voir comment toutes les paniques morales du passé se sont déployées, avant les réseaux sociaux, même avant le cinéma, même avant la radio. »
Panique morale ? Un concept forgé en 1973 par le sociologue Stanley Cohen qui désigne un phénomène qui se produit « quand une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désignée comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société. » Il s’agit ici d’un cas d’école, pour la professeure. Un cas bien spécifique de polémique. Qui repose sur des « entrepreneurs moraux », qui vont s’ériger en défenseurs de « ce qui est menacé », et qui vont souffler activement sur les braises dans une vaste entreprise de disqualification, « en exploitant un sentiment réel dans la population ».
Les réseaux sociaux et les médias au sens large vont servir de caisse de résonance, pouvant exacerber la polarisation. D’où cette question, qui concerne aussi la RTBF, de savoir où se placer si l’on ne veut pas alimenter la polarisation mais plutôt chercher à comprendre et décoder.
« Là où les journalistes se trompent assez systématiquement, c’est dans le cadrage. C’est le titre qu’ils choisissent, parfois les photos, les éléments les plus visibles qui contribuent aussi à alimenter les paniques morales », commente Laura Calabrese. Cela peut générer du clic et de l’audience, dans un contexte où les algorithmes des plateformes favorisent la distribution de sujets clivants et émotionnels. Ce qui signifie qu’il y a des choix éditoriaux à poser.
Et en ce qui concerne la RTBF, estime la professeure, il s’agit aussi « d’anticiper toutes les critiques qui relèvent de la représentation que les gens se font de la RTBF, à savoir un média qui est forcément de gauche. » Cela fait beaucoup de représentations, et de projections sur des représentations, à tenter de comprendre pour décoder ce qui se joue actuellement.
Juste moche ?
Mais, tout de même, après avoir dit tout cela, ne peut-on pas juste trouver la crèche « moche » ? Et bien oui, sans pour autant être taxé de ceci ou de cela. On peut même la trouver belle, s’il était besoin de le préciser. « Il n’y a aucun problème avec les évaluations esthétiques parce que c’est quand même une œuvre publique », dit Laura Calabrese. « C’est présenté comme une œuvre d’art et donc les gens projettent aussi leur propre représentation de ce qu’est une œuvre d’art, de ce qu’est Noël… Et c’est la Grand-Place, donc ça représente aussi Bruxelles. Les gens ont le droit de dire que ça ne correspond pas à leur représentation. »
Dans les réactions que l’on peut observer, on en voit aussi beaucoup qui cherchent à recentrer le débat sur ces aspects, sans que cela ne relèvet d’une participation à une « panique morale ». D’autres encore aimeraient bien que cette polémique n’occulte pas d’autres enjeux de société, qui passent ici au second plan.

