« In the Belly of the Whale » de Marwa Manai : Ne crains pas le fil rouge, vu aux JTC
« In the Belly of the Whale », pièce de la metteuse en scène tunisienne Marwa Manai, a été présentée le 23 novembre devant une salle comble dans le cadre de la 26e édition des Journées théâtrales de Carthage (JTC). La pièce est née d’une collaboration entre le Théâtre national tunisien et le Théâtre national croate de Rijeka, avec l’implication d’Anis Kamoun, Maja Lezaic, Alan Vukelic, Riadh Bedoui, Sandra Dekanic et Souhail Ben Hamida.
La pièce tire sa force tant de son contenu que de sa forme, qui privilégie l’impact visuel : un éclairage précis, une scénographie dynamique et évocatrice. Des paravents transparents placés au centre de la scène segmentent l’espace, le faisant passer d’une salle de centre de rétention à un couloir, d’une cellule à un écran de présentation académique. Ces surfaces modulables resserrent les angles et matérialisent la pression qui écrase à la fois les migrants et les responsables.
« Entre hier, aujourd’hui et demain, il y a l’éternité. Et de toute éternité, les humains ont cherché à franchir les barrières. Ils ont creusé des tunnels, bâti des ponts, construit des navires et des avions, et même bravé l’espace. Mais reste une barrière à franchir, et elle ne tient qu’à un fil ».
Ali, Mariam et Fodonosha sont pris entre les fils rouges de l’Arachné-système. Du fond de la scène, cette dernière tisse une toile inextricable. Chacun lutte et résiste à sa manière pour transcender ces lignes (frontières), s’y faufiler, s’en extirper… mais en vain…
Tel est le sujet et tels sont les protagonistes de « In the Belly of the Whale », pièce de la metteuse en scène tunisienne Marwa Manai, présentée le 23 novembre devant un public conquis dans le cadre de la 26e édition des Journées Théâtrales de Carthage (JTC).
La pièce est le fruit d’une collaboration entre le Théâtre national tunisien et le Théâtre national croate de Rijeka, avec la participation d’Anis Kamoun (assistant à la mise en scène), Maja Lezaic (dramaturgie), Alan Vukelic (scénographie et éclairage), Riadh Bedoui (musique), Sandra Dekanic (costumes) et Souhail Ben Hamida (conception vidéo).
Pour ce projet, Marwa Manai s’est appuyée sur des textes de plusieurs auteurs contemporains, notamment Iva Papić, Dorotea Šušak, Samia El Amami et Mouna Ben Haj Zekri, afin d’explorer les thèmes de la migration, de la mobilité et des frontières : des questions humaines, universelles et toujours d’actualité, qui continuent de déchirer les sociétés contemporaines.
Un conte moderne d’une belle intensité qui met en scène une mosaïque de personnages touchants et vulnérables par leur condition humaine. Pour les incarner, la metteuse en scène a rassemblé une excellente équipe de comédiens : Sonia Zarg Ayouna, Nadia Belhaj, Thawab Aidoudi, Allam Barakat, Mario Jovev, Serena Ferraiuolo et Edi Ćelić.
Ces personnages viennent de divers horizons, avec des vécus et des réalités différents :
D’un côté, les trois migrants : Ali, le jeune Tunisien qui a traversé la Turquie en prétendant être Syrien pour obtenir l’asile ; Mariam, la jeune femme enceinte (hors mariage) qui a fui avant d’être découverte, et Fodonosha, dont la nationalité demeure incertaine, oscillant entre l’Azerbaïdjan et ses pays voisins.
De l’autre, ceux qui, parfois malgré eux, servent le système, tout en étant également ses victimes :
La chercheuse académique, une Italienne qui étudie les abus dans les centres de rétention et qui constitue le fil conducteur de l’histoire, car elle relate les abus du centre de rétention B42. Son objectif est d’obtenir un financement pour sa recherche. Le responsable du centre et Leila, la jeune Tunisienne qui interroge les migrants en situation illégale.
Le premier essaie d’organiser le renvoi de tous les migrants afin de fermer le centre dans les dix jours, tandis que la seconde tente de justifier cette expulsion en prouvant la nationalité de chaque migrant.
Et au cœur de ce dispositif, la fascinante Arachné, interprétée par l’exceptionnelle Sonia Zarg Ayouna.
Les techniques d’éclairage redéfinissent également l’espace : les barrières s’effacent complètement pour laisser place à des lignes rouges entrelacées, formant des triangles de tailles variées, reliant l’existant à un nouveau monde à travers des systèmes rigides. Ces lignes rouges signalent un danger imminent et des interdictions, rappelant les « lignes rouges » qui consument tous ceux qui tentent de les franchir, comme des lasers presque infranchissables.
Le titre, porteur d’une symbolique religieuse évidente, fait référence au prophète Younes (Jonas), prisonnier des ténèbres du ventre de la baleine. Ici, la baleine devient un symbole, un système global qui engloutit tous les individus, qu’ils soient migrants en quête de sécurité ou responsables subissant les lois bureaucratiques.
Ainsi, l’histoire se transforme en métaphore des centres de rétention : des espaces où l’humanité est suspendue, où les identités sont mises à jour et où les rêves se fanent ou renaissent.
Chaque personnage porte également un « péché » symbolique : celui du savoir froid et pragmatique de la chercheuse, plus préoccupée par sa subvention que par les vies qu’elle observe ; celui des responsables qui appliquent la loi au détriment de la dignité humaine ; et celui des migrants, prêts à renier langue, religion et histoire pour échapper à l’expulsion.
« In the Belly of the Whale » incarne les deux obscurités vécues par les individus au sein de systèmes oppressifs : la première est la perte d’identité et de dignité humaine, tandis que la seconde est l’impossibilité de se libérer des chaînes de la réalité.
Dans ce contexte, chaque individu, qu’il soit migrant illégal, académicien ou responsable, devient une partie d’un système qui dévore l’humanité, transformant chacun en victime et acteur simultanément.
Malgré la diversité des textes qui l’inspirent, la pluralité des nationalités des acteurs, la variété des accents et des langues, et en dépit de certaines longueurs observées, la pièce parvient à créer une œuvre fluide et profondément émouvante, plongeant le spectateur au cœur même des ténèbres du système.
Une œuvre-manifeste qui donne corps et voix à la souffrance des migrants irréguliers et à leur lutte pour la reconnaissance de leur humanité. Elle met en lumière la tension entre l’humain et l’institution, entre l’individu qui lutte pour sa survie et le système qui cherche à maintenir ses règles intactes.
Elle critique également les contradictions entre les lois internationales des droits de l’Homme et leurs applications, souvent déconnectées des réalités humaines.
À travers cette pièce bouleversante, Marwa Manai rappelle le droit fondamental à la mobilité et à la liberté de circuler sans frontières, des frontières souvent constituées de fils invisibles tissés par nos peurs et nos silences. Ne craignons plus le fil rouge…

