Tunisie

« Testostérone » de Cyrine Gannoun : Théâtre accessible, plaisir au rendez-vous.

Le samedi 14 novembre 2025, Cyrine Gannoun a présenté sa nouvelle création, « Testostérone », au Théâtre Elhamra, avec un texte de Cyrine Gannoun et Hamdi Hadda, dans le cadre des Journées théâtrales de Carthage session 2025. Le spectacle, d’une durée d’une heure, aborde des thèmes tels que la gestion du temps et la confrontation de la conscience d’un citoyen simple.







Par Majid JALLOULI

Le samedi 14 novembre 2025, dans une atmosphère artistique à « Elhamra », théâtre de tous les arts, Cyrine Gannoun, hôtesse des lieux, a présenté à ses invités sa nouvelle création, « Testostérone ». Écrit par Cyrine Gannoun et Hamdi Hadda, joué par Bahri Rahali et Abdelmonem Chouayet. Cette création a été présentée aux Journées théâtrales de Carthage de 2025, suivie d’une tournée nationale et internationale.

Il s’agit d’un spectacle d’une heure qui débute par le questionnement d’un homme à ce qui semble être un autre homme, lui demandant : qui êtes-vous ? La réponse : vous ne me connaissez pas ?

Non.

Comment ça non ?

Non parce que je n’existe pas, comment est-ce que vous me voyez et me connaissez alors que je n’existe pas ?

Le fond : la philosophie du simple et de la gestion du Temps

Les questions et les réponses se succèdent dans une confusion totale sans savoir qui est qui, jusqu’à ce que l’on réalise, momentanément, que celui qui pose la question pourrait être l’invisible de l’autre. Peut-être avons-nous, trop rapidement, conclu qu’il s’agit de la conscience d’un citoyen ordinaire, menant une vie en toute simplicité, confronté à ses doutes.

Mais au fil de la pièce, on constate que ce citoyen, comme tous ses semblables tunisiens, est atteint, blessé et même envahi par cette conscience. Celle-ci semble constituer une plaie dans ses relations avec lui-même, sa femme, son enfant et toute autre personne liée à son existence. À sa mère, à son père qui, en se remémorant la façon dont il a été élevé, tout cet itinéraire de vie subie, retrace la manière dont il a été préparé à la vie, faite de contraintes acceptées, goûtées, ressenties, refusées et vécues tant agréablement que désagréablement, souvent pour faire plaisir à sa mère et à son père, sans jamais se faire plaisir à lui-même, le rongeant à un tel point qu’il en souffre profondément et ressent le besoin d’évacuer avec force et énergie.

Il choisit alors, plutôt que de crier sa vie, voire de vomir sa haine envers ceux qui en ont été la cause, de privilégier le calme et la compassion. Ce n’est qu’à ce moment-là que le nœud qui lui tord l’estomac se détend, laissant place à une douceur nerveuse et un calme vif dans la confrontation.

Au fil du spectacle, nous réalisons que ce citoyen, en dehors de tout soupçon, a vécu cette vie comme si elle était destinée aux autres.

Un va-et-vient franc, rude, dur, violent dans les accusations, doux dans le soutien, se met en place entre ce que nous croyons tout au long du spectacle, un homme simple menant une vie qui semble simple, et sa conscience.

L’un se confesse, l’autre accuse et pousse le premier à reconnaître ses erreurs, ses défauts, ses faiblesses et même son incapacité à gérer, sinon à assurer le plus simple. Un rapport de force s’installe.

Nous assistons alors à des confessions émouvantes, sincères, qui nous ramènent à nous-mêmes, témoins de nos souvenirs, de nos incapacités et faiblesses semblables aux siennes.

Une révolte, dans le calme, se manifeste quand ce qui semble être « La conscience » impose une pression mentale et fouille dans la pensée religieuse et politique de ce citoyen qui refuse la confrontation, l’accusant de lâcheté politique et de soumission religieuse.

Un échange calme, mais chargé de fureur intérieure, se met en place pour se défendre de ces accusations, qu’il considère infondées, car générées par des circonstances extérieures, au-delà de son intellect, notamment l’économique, le social, le poids des traditions et la situation politique. Pour lui, la réalité vécue oppose la réflexion.

Cette intense agitation fusionne dans une âme blessée qui cherche non pas un mea-culpa, mais une explication à ses déficiences familiales, parentales, relationnelles, sociales et même intellectuelles, politiques et religieuses, à travers le circonstanciel, le vécu, l’historique et parfois aussi à travers sa lâcheté, son laisser-faire, en se souciant peu des impacts sur son psychisme et son mental.

Le théâtre n’est-il pas le domaine de la catharsis, vécu par le personnage puis transmis au spectateur, défini dans la Poétique d’Aristote comme une purgation ?

Dès le début du spectacle, la question du « Temps » est sous-jacente.

Je suis là à attendre depuis trois heures, dit l’un.

Non, rétorque l’autre, tu es là depuis cinquante et un ans, trois mois, quatre jours, huit heures, cinq minutes et trois secondes.

Répétitive ou accompagnée d’un mouvement de regard ou d’une lente avancée corporelle sur scène, la ponctuation de la parabole de notre vie dans le cheminement de l’histoire pourrait s’effectuer en dehors de notre volonté si nous ne la maîtrisons pas de manière consciente, programmée et décidée.

Sinon, nous risquons de rendre notre vie à la merci de l’autre et de la mettre en dehors de notre volonté. Ce n’est qu’à ce moment précis que nous subissons la contrainte de l’immersion de l’autre dans notre existence.

Ainsi, nous nous mettons nous-mêmes dans l’état de vivre selon le bon vouloir de l’autre, comme l’a fait notre personnage.

Il s’est laissé guider à chaque moment crucial de sa vie, une fois par sa mère, une fois par son père, une troisième fois par sa femme, jusqu’à devenir autre que lui-même, en étant conscient mais impuissant à se libérer.

Contrôler le Temps est le sujet même de la vie dans « Testostérone ».

Au-delà de ce que la pièce propose comme discours à réfléchir, c’est la manière de traiter ces sujets qui prime. C’est une sorte de philosophie qui présente la simplicité dans le traitement de ce qui nous arrive, comme mode de pensée que Cyrine Gannoun nous invite à considérer. Sa vision, sa conception et sa gestion de la vie, du Temps et de l’histoire.

Il serait préférable d’être calme et serein quand il s’agit de regarder en face et d’analyser les événements graves, qu’ils soient personnels ou collectifs, plutôt que de réagir nerveusement en mobilisant toutes nos « Testostérones » et agir à l’aveuglette.

Le Jeu : le théâtre retrouve son geste

Dans « Testostérone », le traitement théâtral, c’est-à-dire le jeu de scène, la scénographie et la mise en scène, capte l’attention du spectateur.

Effectivement, le jeu est devenu un personnage accompagnant nos deux protagonistes.

S’appuyant sur la conception brechtienne du jeu épique, le jeu des acteurs dans « Testostérone » utilise le « gestus » non pour réaliser un acte théâtral, mais pour faire entendre un type de rapports sociaux et une attitude envers une problématique donnée, un état vécu ou une personne contestée, ou encore un collectif indifférent.

Abdelmonem Chouayet sublime et Bahri Rahali excellent dans leurs performances d’acteurs. Leur gestuelle expressive reflète les relations entre leurs personnages, entre leurs discours et entre eux et l’espace qui les entoure.

Cet espace énigmatique qui ne se présente que comme un espace théâtral… avec des éléments de décor qui semblent surdimensionnés et encombrent cet « espace » [presque] vide. C’est dommage, mais c’est le seul bémol du spectacle, une lacune par ailleurs ajustable.

Le corps se déplace au ralenti, la main saccadée, le regard modulé, calculant le mouvement dans l’espace pour évaluer la distance spatiale et temporelle des rapports conflictuels ou amicaux dans le récit dramatique. Le jeu des acteurs est le point lumineux et brillant de la représentation.

C’est un choix de mise en scène effectué par Cyrine Gannoun pour mieux exprimer le sens du Temps et l’expression du social et du relationnel, porté par des acteurs qui ont saisi la signification même d’une distanciation mêlant émotionnel et réflexion.

Une forte émotion, entretenue scénographiquement par une musique presque psychiatrique, évoquant, dans sa violence, les westerns américains, concoctée par Hamza Bouchnak, accompagnée de projections vidéo de films et illustrée en jeu de rôle par les acteurs, annonçant ainsi aux spectateurs qu’ils s’étaient égarés en croyant suivre le récit d’une rencontre au gré du hasard entre deux citoyens ordinaires…

Je ne dirai pas plus, allez voir la pièce, vous y trouverez un grand plaisir et découvrirez une âme errante, mais bien installée dans son fauteuil…

« Testostérone » est un spectacle théâtral qui ferme la porte aux traitements agressifs, préalablement annoncés, directement mis en avant, grossièrement agencés et violemment exprimés, des problèmes politiques qui agitent le pays depuis 2011, mais c’est également un spectacle où tout est dit à travers actes et situations avec finesse et intelligence.

Un moment émouvant de la soirée, en dehors du spectacle, lorsque Cyrine, en hommage à son ami Mourad Zguidi, déplore son absence, disant qu’il ne manque jamais une première à Elhamra, depuis qu’elle le connaît. Elle regrette qu’il soit là où il est et non dans la salle avec ses autres invités.

M.J.