Le Maroc confronté au « brain drain sanitaire » globalisé
Entre 2000 et 2020, le nombre de médecins marocains exerçant dans un pays de l’OCDE est passé de 6.256 à 6.869, soit un taux d’expatriation de 20,3%. Le nombre d’infirmiers marocains expatriés a plus que doublé en vingt ans, passant de 5.643 à 12.193, avec un taux d’expatriation de 25,6%.
« Entre 2000 et 2020, le nombre de médecins marocains s’étant expatriés dans un pays de l’OCDE a progressé de 6.256 à 6.869, soit un taux d’expatriation de 20,3 %. Cette tendance est encore plus marquée chez les infirmiers, dont le nombre a plus que doublé en deux décennies, passant de 5.643 à 12.193, pour un taux d’expatriation de 25,6 %. Ces chiffres proviennent de la 49ème édition de « Perspectives des migrations internationales 2025 », publiée par l’OCDE. Ils soulèvent des questions sur les logiques qui sous-tendent cette mobilité, ainsi que sur ses conséquences tant pour le pays d’origine que pour le pays d’accueil.
D’après Mohamed Chaoui, expert en politiques publiques, la circulation internationale des professionnels de santé suit une logique bien établie, caractérisée par un déséquilibre démographique et le vieillissement des sociétés occidentales, des pénuries dans les systèmes hospitaliers des pays développés, ainsi que des politiques de recrutement ciblées dans les pays à revenu intermédiaire. « Le Maroc s’inscrit totalement dans cette dynamique, fournissant des professionnels formés localement, mais emploies ailleurs, illustrant un schéma décrit par Beine, Docquier et Rapoport (2008) dans leurs travaux sur le « brain drain » », a-t-il déclaré. Il a également précisé que l’attrait des pays développés n’est pas l’unique explication, car des facteurs internes poussent également à l’émigration, tels que des salaires peu élevés, la surcharge des établissements publics, un manque d’accessoires, une absence d’avenir professionnel et une gestion administrative rigide.
Concernant les données sur les médecins marocains dans les pays de l’OCDE, Chaoui a noté que l’augmentation des médecins expatriés n’était que de 613 sur les vingt dernières années. « Cependant, nuance-t-il, l’impact réel de ce phénomène va au-delà de son volume, car les expatriés sont généralement plus jeunes, souvent hautement spécialisés, et proviennent des meilleures facultés. Le taux d’expatriation de 20,3 % indique une tendance stable mais profondément enracinée. Pour certaines spécialités comme l’anesthésie, la psychiatrie ou la chirurgie, l’expatriation peut même dépasser 30 %, accentuant les déséquilibres internes. »
Pour ce qui est des infirmiers, il évoque une émigration rapide et massive. « L’expatriation des infirmiers est la forme la plus marquante de cette mutation. La hausse de 5.643 à 12.193 infirmiers expatriés, soit une augmentation de 116 %, témoigne d’un processus de mobilité systémique. Cette évolution résulte de différents facteurs : des programmes de recrutement ciblés (en France, en Allemagne, au Royaume-Uni), des salaires de 5 à 10 fois plus élevés, de meilleures conditions de travail, et des diplômes marocains facilement reconnus avec des passerelles. » Il ajoute : « Avec un taux d’expatriation de 25,6 %, les infirmiers marocains constituent aujourd’hui l’un des plus grands groupes étrangers dans les systèmes hospitaliers francophones. »
Par ailleurs, une analyse plus large des régions d’origine met en évidence le caractère mondial de la migration qualifiée dans le secteur de la santé. L’Asie se distingue comme la première source de professionnels pour les pays de l’OCDE : près de 40 % des médecins et 37 % des infirmiers immigrés proviennent de cette région. Dans des pays comme l’Australie, les États-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni, plus d’un médecin immigré sur deux est asiatique. Cette dominance asiatique s’observe également chez les infirmiers dans les pays de l’OCDE non membres de l’UE et en Irlande, représentant plus de 20 % des travailleurs infirmiers en Allemagne, en Finlande, en Norvège et en Suède – une tendance similaire chez les médecins en Allemagne et en Norvège.
Ces données correspondent au schéma établi par Beine, Docquier et Rapoport (2008) : les systèmes de santé du Nord, face à des pénuries, attirent massivement des professionnels formés dans des pays à revenu intermédiaire ou faible, capturant ainsi une part significative de leur capital humain.
L’Afrique présente un tableau plus contrasté mais cependant important. Les médecins originaires de pays africains constituent le contingent principal de médecins immigrés en France (49,4 %) et au Portugal (39,6 %), alors que les médecins d’Amérique Latine dominent en Espagne (76,9 %), ce qui reflète encore une fois les logiques linguistiques et les migrations postcoloniales.
Des tendances similaires subsistent chez les infirmiers. Les professionnels d’Amérique latine constituent une part importante du personnel infirmier aux États-Unis (13,8 %) et en Italie (12 %). Quant à l’Océanie, elle est principalement la région d’origine des infirmiers en Nouvelle-Zélande (12,8 %) et en Australie (8 %), ainsi que des médecins en Nouvelle-Zélande (8 %).
Quelles sont alors les conséquences de cette mobilité internationale des professionnels de santé pour les pays d’origine ? Le rapport de l’OCDE souligne que « malgré de nombreux efforts pour améliorer la collecte de données à l’échelle régionale et nationale, les statistiques restent limitées et difficilement comparables entre les pays. » En 2020/21, l’Inde est le premier pays d’origine des médecins travaillant dans les pays de l’OCDE, avec près de 100.000 praticiens. L’Allemagne, la Chine et le Pakistan suivent, chacun avec environ 30.000 médecins émigrés, tandis que la Roumanie et le Royaume-Uni comptent près de 25.000. Pour le personnel infirmier, les Philippines dominent largement avec près de 280.000 infirmiers établis dans les pays de l’OCDE, suivies par l’Inde avec 122.000, soit un volume inférieur de moitié. La Pologne complète ce classement.
Depuis 2000/01, le nombre de professionnels de santé émigrés a fortement augmenté dans presque tous les pays d’origine, sauf pour les médecins philippins et les infirmiers canadiens. Cette croissance est souvent plus rapide que celle observée pour l’ensemble des migrants, y compris ceux les plus qualifiés. Cela reflète la persistance, voire le renforcement, de certains couloirs migratoires traditionnels, suscitant des inquiétudes quant à l’impact sur les systèmes de santé des pays d’origine.
Globalement, le chiffre de médecins émigrés a plus que doublé dans 14 des 25 principaux pays d’origine, tandis que le nombre d’infirmiers travaillant à l’étranger a été multiplié par trois ou plus dans 16 pays. Les augmentations les plus significatives concernent pour les médecins, la Grèce, le Nigeria et la Roumanie, et pour les infirmiers, le Cameroun, le Portugal et le Zimbabwe. Des hausses importantes sont constatées en Ukraine et en Inde.
Ces dynamiques se reflètent dans le classement des pays d’origine : le Nigeria, la Roumanie, la Russie et l’Ukraine ont gagné plus de dix places pour les médecins, alors que l’Algérie, le Vietnam et les Philippines ont reculé malgré des flux migratoires soutenus. En ce qui concerne les infirmiers, le Kenya et le Zimbabwe affichent les progressions les plus frappantes, passant respectivement de la 45e à la 20e place et de la 38e à la 11e place. La Roumanie et le Ghana ont également gagné plus de dix places, tandis que la Jamaïque en a perdu six.
« La carte mondiale des flux de médecins et d’infirmiers immigrés représente ainsi un système profondément asymétrique où les pays du Sud, formateurs nets de compétences, alimentent les systèmes de santé du Nord, consolidant ce que la littérature décrit comme une économie politique globale de la brain drain », conclut Mohamed Chaoui.
Hassan Bentaleb »

