Tunisie

« L’Étranger » de François Ozon : exploration de l’absurde et du colonialisme.

Le roman « L’Etranger » d’Albert Camus, paru en 1942, a été adapté au cinéma en 1967 sous le titre « Lo Straniero ». François Ozon réalise une nouvelle adaptation en noir et blanc, présentée comme une production franco-belge.


Le célèbre roman « L’Etranger » d’Albert Camus, lauréat du Prix Nobel, fait l’objet d’une nouvelle adaptation cinématographique par François Ozon. Ce film, d’une durée de 120 minutes, aborde des thèmes tels que l’absurde et l’existentialisme, tout en intégrant une perspective sur le colonialisme.

Paru en 1942, « L’Etranger » avait déjà inspiré une adaptation en 1967, réalisée par Luchino Visconti sous le titre « Lo Straniero », qui avait été bien accueillie par le public. François Ozon revient aujourd’hui avec sa propre interprétation, optant pour des visuels en noir et blanc, à l’instar de la version italienne. Au casting, il a recruté des talents comme Benjamin Voisin, Rebecca Marder et Pierre Lottin.

Alors que le livre débute par la phrase emblématique « Maman est morte », le film de Visconti nous dévoilait dès la première scène Meursault en menottes, construisant son récit autour d’un retour sur les origines du crime. Ozon a quant à lui choisi une approche d’ouverture différente. Il fixe le cadre spatiotemporel, tout en indiquant son point de vue : « 1830, Alger, cette splendide ville moderne ». Des images d’archives montrent la capitale dans les années 30, accompagnées d’une narration qui célèbre cet « indissoluble mélange » de Français et d’indigènes.

Meursault apparaît rapidement dans sa prison, et, comme dans la version italienne, le film s’appuie sur une flashback qu’on retrouve depuis le télégramme annonçant le décès de sa mère. Ozon reprend avec fidélité plusieurs passages percutants du roman. De nombreux dialogues sont ainsi directement inspirés du texte original. Les répliques froides de Meursault et ses échanges sarcastiques lors de son procès sont fidèlement reproduits. La scène où il se souvient du retour de son père, bouleversé après avoir assisté à l’exécution d’un criminel, est également incluse, inspirée par l’essai « Réflexions sur la guillotine » et « Le Premier Homme » de Camus.

La lenteur du film, qui vise à être contemplative, reflète celle du texte original, avec une fluidité particulièrement accentuée en fin de parcours.

**Un Meursault toujours aussi « étranger »**

Dans le livre, Meursault est accusé de meurtre, mais surtout « d’avoir enterré sa mère avec un cœur de criminel ». Ce personnage est interprété par Benjamin Voisin, qui incarne une allure robotique, affichant une froideur face à la mort, à la maladie et à l’injustice, même lorsqu’il voit son voisin maltraiter son vieux chien malade.

Son comportement souligne une anhédonie, mise en avant par sa posture, ses gestes et ses rares répliques, à l’exception de la scène finale où il confronte le prêtre. Avec des réponses brèves et parfois provocatrices comme « ça n’a pas de sens », « ça ne veut rien dire » ou « toutes les vies se valent », il maintient un visage figé que les gros plans accentuent.

Il reste indifférent à tout, sauf à Marie, dont le charme et la spontanéité le fascinent, bien qu’il ne ressente pas de véritables sentiments à son égard. Les scènes intimes soulignent ce lien purement physique, sans éveiller chez lui la moindre affection. Meursault, taciturne et mystérieux, ne ressent aucune des « réactions élémentaires du cœur humain ».

Lors de son procès, il éprouve plutôt « l’ennui » et « la curiosité ». Pour lui, son acte n’a pas de raison, hormis le soleil. Il n’inspire aucune empathie en expliquant que le crime provient de la chaleur, du « hasard » ou d’un « moment d’égarement », ce qui le fait apparaître non pas comme un raciste, mais comme un personnage absurde.

**Et l’Arabe avait enfin un nom !**

Albert Camus, écrivain engagé, n’a jamais remis en question la légitimité de la présence coloniale en Algérie. En tant que Pied noir, il a prôné une coexistence entre Européens et Algériens, même si certains de ses écrits vont à l’encontre de cette idée. Plusieurs indices d’un engagement dans le film de François Ozon sont perceptibles, surtout pour ceux partageant le même passé colonial avec l’Algérie.

Notamment, le titre du film est d’abord annoncé en arabe avant d’être répété en français, une démarche rare pour une production franco-belge. Les images illustrent l’impossibilité de vivre ensemble, comme avec les « Bains d’Alger » réservés aux Européens, ou la pancarte « établissement interdit aux indigènes » à l’entrée d’un cinéma.

Le vivre-ensemble mentionné en introduction contrastait avec la déclaration choquante de Meursault « J’ai tué un Arabe », qui résonne encore lors de son procès où il apprend qu’il n’est « ni le premier, ni le dernier à tuer un Arabe ». Ce long métrage contextualise ainsi l’action dans son cadre historique.

Le face-à-face final entre Marie et Djamila, la sœur de la victime, renforce ce message. Djamila suggérant que Meursault devrait juste rentrer chez lui reçoit la réponse marquante de Marie : « Chez lui, c’est ici ». Finalement, Ozon nous montre Djamila se recueillir sur la tombe de son frère assassinée.

Celui que Camus désignait comme « L’Arabe » sans jamais lui donner de voix est, dans ce film, présenté avec un nom, une identité, bien qu’inscrite seulement sur sa tombe. Au générique de fin, la transition entre un univers sombre et une chanson rythmée, « I’m the stranger / Killing an Arab », interprétée par Robert Smith, est frappante.

Cette première chanson de The Cure, sortie en 1978 en hommage au roman, avait vu son refrain modifié en « Killing another » en 2007 suite à des controverses. Elle fait écho à la phrase initiale de Meursault au procès « J’ai tué un Arabe ». Sans dénaturer le caractère philosophique du livre, François Ozon semble vouloir rectifier le tir, arguant que la réflexion sur l’absurde ne peut se faire sans évoquer le racisme et le colonialisme.

« L’Etranger » est actuellement projeté dans la plupart des salles et mérite d’être vu, même sans avoir lu le roman.