France

La soumission des femmes au mari : viol et devoir conjugal

Sabine a décidé de tirer un trait sur la vie de couple depuis plus de vingt ans et ne reviendrait « pour rien au monde » sur ce choix. Christine, qui a rencontré son mari en 1989, a avorté après avoir subi un viol dans le couple, un événement dont elle n’a pas su comment réagir à l’époque.

Sabine a décidé, il y a plus de vingt ans, de ne plus vivre en couple. Un choix qu’elle ne regrette « pour rien au monde ». « Cela m’a permis de reprendre le contrôle de ma vie », affirme cette sexagénaire dynamique, avec ses cheveux bouclés poivre et sel et un regard perçant. Bien qu’elle fasse occasionnellement des rencontres et connaisse des « amourettes », chaque rendez-vous se déroule toujours à l’hôtel. « Après avoir vécu la violence, je ne souhaite plus qu’un homme partage mon lit, ma chambre », complète cette Parisienne assise dans un café-boulangerie près de la Seine.

La vie de Sabine a été marquée par des violences sexuelles. D’abord infligées par son père, puis par les viols de deux de ses anciens partenaires. « Est-ce que tout est lié ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que j’ai grandi dans une famille où les femmes souffraient. Ma mère n’était pas heureuse avec mon père, mais elle se soumettait à ses exigences. Dans mon foyer, il était impensable de dire « non » à un homme. » Cela valait tant pour la vie quotidienne que pour la vie intime. Dans l’éducation de Sabine, comme dans celle de nombreuses femmes nées dans les années 1960, la notion de consentement était absente. Ainsi, lorsque son petit ami – sa première relation sérieuse – lui impose une fellation à 20 ans, elle ressent un malaise profond sans oser exprimer son désaccord. « Je me suis dit « puisque c’est mon compagnon, il a le droit ». Il n’était même pas concevable de lui faire un reproche », explique-t-elle.

« Je ne me débats pas, je ne crie pas »

Vingt ans plus tard, au début des années 2000, la violence prend une nouvelle forme. Celle de l’homme avec lequel elle a vécu dix ans et dont elle se sépare. Ce matin-là, ils se disputent au sujet du partage de leurs affaires. « Il m’a accusée de faire des caprices avant de crier qu’il était celui qui décidait », se remémore la sexagénaire. Les années écoulées n’ont pas effacé ses souvenirs. Elle se rappelle comme si c’était hier cet homme qui la saisit et la projette au sol. Sans un mot, il la déshabille et « fait ce qu’il a à faire ». Elle se fige. Aucun son ne sort de sa bouche, son corps ne répond pas. « Il n’a pas besoin de me maintenir. Je ne me débats pas, je ne crie pas. Pendant longtemps, j’ai culpabilisé de cette absence de réaction. » Plus tard, elle découvrira que cette « non-réaction » est appelée dissociation, lorsque le cerveau se « déconnecte » face à une violence jugée insupportable.

« Après », Sabine se souvient d’être restée immobile longtemps dans un coin de la pièce, avant de déambuler, hagarde, dans Paris. À aucun moment le mot « viol » ne lui vient à l’esprit. Pas un instant elle ne pense à porter plainte. Aurait-elle été entendue si elle avait, à l’époque, exprimé ce qu’elle venait de vivre ? Le viol par conjoint n’est reconnu par la jurisprudence que depuis 1990 et constitue une circonstance aggravante, passible de vingt ans de réclusion criminelle depuis 2006. Avant cela, ce crime n’était pris en compte que s’il y avait des violences associées.

Le paradoxe du « devoir conjugal »

La loi a souvent considéré comme acquise une forme de présomption de consentement au sein du couple, l’idée – erronée – selon laquelle une personne mariée ou en couple doit accepter d’avoir des relations sexuelles. Ce fameux « devoir conjugal ». Cette notion, héritée de l’Église et de son injonction à procréer, n’a pourtant aucune base juridique. Dès 1804, le premier Code civil, qui définit les aspects contractuels du mariage, ne règle pas la sphère intime. En clair : la vie sexuelle et affective n’est pas encadrée par la loi. Encore aujourd’hui, les deux personnes qui se marient se doivent uniquement « respect, fidélité, secours et assistance » ainsi qu’à la « communauté de vie ».

Cependant, cette notion est fréquemment détournée. En janvier, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir prononcé un divorce « aux torts exclusifs » d’une femme qui avait cessé d’avoir des relations sexuelles avec son mari. « La Cour [européenne] ne saurait admettre, comme le suggère le gouvernement, que le consentement au mariage emporte un consentement aux relations sexuelles futures. Une telle justification serait de nature à ôter au viol conjugal son caractère répréhensible », souligne l’arrêt. Avant de se tourner vers la justice européenne, cette sexagénaire avait avancé qu’elle devait s’occuper à plein temps de sa fille handicapée et qu’elle-même souffrait de problèmes de santé graves. Elle indiquait que son refus d’avoir des relations sexuelles avait entraîné des violences verbales et physiques. Ces arguments avaient été écartés par les juges.

Un viol suivi d’un avortement

Le « devoir conjugal » si profondément ancré dans la culture populaire, Christine, aujourd’hui âgée de 61 ans, a mis des années à s’en défaire. « Avec mon éducation religieuse, on m’a toujours appris que la femme devait se soumettre à son mari », analyse-t-elle. Christine a rencontré le sien dans une agence matrimoniale en 1989. « Ce n’était pas le coup de foudre, mais un amour raisonné. » Un an plus tard, le couple se marie et trois enfants naissent de cette union. Sur le papier, tout semble parfait. Mais elle souffre des absences de son mari, absorbé par son travail, ainsi que de son autoritarisme qui s’étend jusqu’à leur vie sexuelle. « Si je lui refusais quoi que ce soit, c’était une garantie d’une mauvaise humeur. Les veilles de week-end, il fallait lui donner satisfaction, sinon c’était l’enfer », raconte-t-elle. Ce que les associations féministes désignent aujourd’hui comme la zone grise, un consentement extorqué.

La suite est sans équivoque. Une nuit, elle se réveille en sursaut alors que son mari la pénètre. « J’ai compris sans comprendre, je n’avais pas les mots. Pour moi, le viol dans le couple n’existait pas, mais j’avais conscience qu’il abusait de moi », se rappelle Christine, émue. Éprouvée par un précédent viol subi étant enfant, de la part de son père, elle se sent coupable et indécise quant à sa réaction. « J’étais épuisée, choquée, je voulais que ça se termine vite », insiste-t-elle. Quelques jours plus tard, elle réalise, à sa grande consternation, qu’elle est enceinte. N’ayant pas encore récupéré de sa dernière grossesse, elle ne peut envisager de mener celle-ci à terme. Lorsqu’elle en parle à son mari, « il reste inexpressif ». Après avoir espéré une fausse couche, elle se décide finalement à avorter. Cette épreuve lui semble presque plus douloureuse que le viol. « Je lui en veux de m’avoir forcée à passer par cela. Pour moi qui suis croyante, ça a été très difficile », souligne-t-elle.

Le long chemin de la prise de conscience

Sabine et Christine ont mis près de dix ans avant de parvenir à prononcer le mot « viol ». Elles ont toutes deux franchi ce pas grâce à une thérapie et au soutien d’associations de victimes. L’évolution sociétale et la libération de la parole sur ces sujets ont également permis un changement de perspective sur leur propre histoire. « Pendant des années, je me suis demandé : « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? As-tu exagéré ce truc-là ? » », se souvient Sabine. Ses amies de l’époque ne la comprennent pas. Pour sa famille, c’est un « non-sujet ». Les relations se détériorent totalement lorsqu’elle aborde l’inceste dont elle a été victime. Malgré cela, bien que ce chemin ait été semé de dépressions longues, donner des mots à son récit a été « salvateur ».

Pour Christine aussi, le parcours a été long. Des années après son viol, lors d’une médiation familiale avant leur divorce, elle a essayé de reparler de ce traumatisme. « Il m’a simplement dit que c’était du passé », confie-t-elle, encore marquée. « C’est difficile de se rendre compte qu’on s’est trompé à ce point. C’est le père de mes enfants. »

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