Bientôt « un Dubaï pour catholiques » en Pologne, pays riche ?
Depuis la chute du rideau de fer, le PIB polonais a connu un boom de + 932 %, faisant de la Pologne la plus belle évolution européenne. Selon l’OCDE, le PIB par habitant de la Pologne (54.680 dollars) dépassera celui du Japon (55.190 dollars) dès l’an prochain.
De notre envoyé spécial à Varsovie,
Alerte, EVG qui tourne mal. Peter, un britannique de 28 ans, dont 13 passés à fréquenter les bars, avait pourtant un plan clair : se saouler à Varsovie à moindre coût avec ses amis. La mission échoue face aux prix des bières sur place. Quatre, cinq voire six euros la pinte, « presque comme au pays ». Que Peter se console, il aura au moins été témoin d’un miracle, jusque dans les tarifs affichés au comptoir : le fantastique rebond de l’économie polonaise.
Depuis la chute du rideau de fer, le pays affiche une santé robuste, avec une croissance ininterrompue. Seul le Covid en 2020 a ralenti cette dynamique pendant une petite année. En trente-cinq ans, le PIB polonais a augmenté de + 932 %, la plus forte progression en Europe. Il y a deux mois, le produit intérieur brut dépassait le trillion de dollars, faisant de la Pologne le premier pays de l’ex-bloc soviétique à atteindre ce cap.
Un niveau de vie supérieur au Japon d’ici un an
Trop ivre pour comprendre tous ces chiffres, Peter n’a qu’à lever les yeux sur Varsovie en sortant du pub pour constater le miracle économique, visible jusqu’à la nouvelle architecture de la ville. Dans le quartier des affaires, les gratte-ciels rivalisent avec la croissance, les nombreux espaces de « coworking » ont remplacé les kolkhozes, et les grandes entreprises – Samsung, McDonald’s, Google, L’Oreal – brillent de néons multicolores à la place des drapeaux rouges d’autrefois. Face à cette skyline toujours éclairée, Adrian, un cinquantenaire polonais, partage également des rêves de renouveau autour d’un verre. « Un jour, nous serons la Dubaï catholique. L’autre centre mondial incontournable où toutes les marques viendront, et nous serons tous riches. »
Et pourquoi pas ? Selon l’OCDE, le PIB par habitant de la Pologne (54.680 dollars) devrait dépasser celui du Japon (55.190 dollars) dès l’année prochaine. Et l’écart se réduit chaque année avec la France (65.630 dollars). Dans dix ans, ce PIB devrait être plus élevé que celui de tous les pays du G7, à l’exception des États-Unis.
Le premier hub de l’Est
Ce n’est pas le fruit du hasard. « L’équation qualité/compétence/prix que l’on trouve en Pologne n’a pas d’équivalent », souligne Alex, manager français à Margo Consulting Polska, cabinet de conseil en informatique. Il n’est pas le seul expatrié : plus de 270 groupes internationaux gèrent leur shared service center depuis la Pologne, représentant 500.000 emplois et 10 % du PIB. Chaque année, 74.000 diplômés des filières « IT » sortent des écoles du pays. Loin du cliché du « plombier polonais » de 2005, la nation forme plus d’ingénieurs en informatique, data analysts, développeurs et experts en cybersécurité que la France, malgré une population deux fois moins nombreuse.

« En Pologne, la valeur du travail et le goût de l’effort sont très importants », ajoute Adrian, qui a troqué l’émerveillement pour le pragmatisme. Pour lui, les 35 heures sont aussi incongrues qu’un Big Mac présenté à son grand-père. « Même dans la vie quotidienne, une des premières questions que l’on se pose, c’est où en est notre épargne retraite, si l’on a bien cotisé ce mois-ci… Le travail est omniprésent. »
2004, le tournant polonais

Comme tout miracle biblique, l’économie polonaise repose sur des fondements bien établis. Le Nouveau Testament de la croissance a été écrit en 2004, avec l’adhésion à l’Union européenne, qui a ouvert le pays aux investisseurs étrangers et permis aux Polonais de s’expatrier. « C’est vraiment le premier étage de la fusée, là où l’économie a pris un tournant », abonde Olga, employée dans la technologie. « La croissance technologique, les infrastructures… je n’aurais jamais cru que ce serait possible si vite… ».
Cette année-là, et plus encore en 2007-2008 avec la crise économique, des millions de Polonais sont partis travailler en Allemagne, au Royaume-Uni, en France, développant leurs compétences, envoyant de l’argent au pays et… finissant par rentrer. 50 % des expatriés depuis 2004 seraient de retour, selon l’ONU, contribuant ainsi à ramener richesse et compétences. « Cela a aussi ouvert le pays au monde, un changement d’état d’esprit », sourit Olga.
Adrian en fait partie : après cinq ans passés à cuisiner en Allemagne, il est revenu rapidement à Varsovie, pour cause de nostalgie… et d’alignement des salaires. Il s’étonne : « Qui aurait cru qu’un jour le niveau de vie en Pologne serait si proche de celui de Berlin ? » En dix ans, le salaire moyen a doublé, passant de 4.000 zlotys à 8.200 (1.980 euros). Le salaire minimum, lui, a enregistré une hausse encore plus spectaculaire de + 146 % (1.100 euros) et dépasse aujourd’hui le salaire moyen de 2015.
« Une vraie montée en compétences du travailleur »
Ces évolutions vont-elles priver les Polonais de leur avantage concurrentiel sur le marché international ? Non, répond Alex. « Les requêtes traitées par les Polonais sont deux fois plus complexes que celles de leurs homologues indiens et présentent deux fois moins de bugs. Il y a une vraie montée en gamme des compétences, le prix n’est plus le seul critère. » De plus, un technicien polonais a souvent travaillé pour plusieurs grands groupes internationaux, étant considéré comme un atout à l’époque. « Cela lui confère aujourd’hui une expérience très recherchée et une forte adaptabilité. »
L’Union européenne continuera d’apporter des bienfaits au pays : la Politique agricole commune (PAC) de 2004 a nettement amélioré la productivité, l’attribution de l’Euro 2012 a renforcé les infrastructures, et en 2024, 137 milliards d’euros de fonds européens seront déblocés pour que le pays poursuive ses investissements.
« Un tel sentiment de liberté »
Gratte-ciels, ouverture des frontières, infrastructures modernes… De nombreux Polonais ont été témoins de ces « miracles » et en témoignent aujourd’hui à ceux qui sceptiques quant à l’Europe et au capitalisme. « Ouvrir sa propre entreprise, travailler à son compte, pouvoir acheter des voitures de marque… Je n’aurais jamais imaginé qu’il serait si facile de voyager à l’étranger ! », énumère Olga.
« La chose la plus incroyable pour moi, c’est de pouvoir emprunter des autoroutes. Autrefois, il n’y en avait pas en Pologne, les trajets étaient interminables. C’est un tel sentiment de liberté », décrit Przemek. En 2004, la Pologne ne comptait que 720 km d’autoroutes (et 18 en 1989), contre… 5.300 en 2024.
Les laissés-pour-compte du miracle
Cependant, dans une nation où 92 % de la population est catholique, le terme de miracle est loin d’être inconditionnel. « Un succès, c’est vous qui le dites », tempère Izabella. Elle cumule quatre emplois – guide touristique, prof de langue, ménage, et baby-sitting, comme de nombreux Polonais, victimes de la crise du logement. « Il y a dix ans, avec votre salaire, vous auriez pu acheter cinq mètres carrés. Aujourd’hui, vous n’en achetez même pas un », déplore-t-elle. Dans les années 2000, pour faciliter l’achat de logements en pleine bulle immobilière, les banques incitaient fortement les Polonais à emprunter en francs suisses, considérés comme plus sûrs. Mais la devise helvétique a augmenté, et aujourd’hui, les remboursements sont deux fois plus chers qu’à l’époque.

La situation est encore plus difficile pour ses parents, qui perçoivent 800 euros de retraite à deux, car calculée sur leurs anciens salaires. Elle essaie de leur apporter un soutien financier, mais il faut d’abord qu’il lui reste de l’argent à la fin du mois.
Les coûts de la vie courante ont également connu une hausse significative. Le café qu’elle boit coûte quatre euros, « plus cher qu’à Rome ou Paris ! » Pour rendre l’addition encore plus salée, elle doit savourer son Americano à la hâte, car un train l’attend. Ce train l’emmène à 30 kilomètres de la capitale, « pour consulter un médecin dont les tarifs sont moins élevés qu’à Varsovie ». 98 % des Polonais paient encore leurs soins de santé dans le secteur privé. De plus, la situation des services publics, à la traîne, ne semble pas prête à s’améliorer. La dette explose, le déficit aussi, et le budget se concentre sur l’armement face à la menace russe.
« La Pologne est une coquille vide »
Dans cette économie à toute vitesse, Ava et sa mère se souviennent parfois du temps d’avant, en plein communisme. « Tout était rationné, et après des heures de queue, on ne parvenait qu’à obtenir de petites quantités. » Lors d’un voyage à l’Ouest en 1988, à l’âge de huit ans, Ava découvre des « magasins colorés. C’était un émerveillement. Tout était beau, faste et coloré, loin des tickets de ravitaillement et des couleurs ternes ici… ».

Aujourd’hui, les magasins colorés sont présents, mais avec des noms qui ne sonnent pas vraiment locaux, comme Lidl, Carrefour, Auchan… « Nous sommes une coquille vide », déplore la mère. Pour rattraper le retard accumulé, le « plan Balcerowicz », du nom du ministre des Finances en 1990, a permis « aux grandes marques d’envahir notre marché, et nous avons perdu notre place », regrette-t-elle. Ava renchérit : « Nous achetons des légumes de Moldavie, pendant que notre production part en Europe. Les produits sains ou bio sont hors de prix, et il est difficile de se permettre ce qui est produit sur notre sol. » Incontestablement, la Pologne est devenue un beau et riche pays, « mais est-ce encore le nôtre ? »

