Déglobalisation et multicrises : La Tunisie face à une opportunité de repositionnement
Lors du colloque international organisé par le Laboratoire d’intégration économique internationale (LIEI) de l’Université de Tunis El Manar, des économistes tunisiens et internationaux ont débattu des enjeux liés à la déglobalisation et à la résilience économique de la Tunisie. L’économiste Mongi Safra a souligné que la déglobalisation sera irréversible et que la Tunisie doit tirer profit de ce mouvement tout en maintenant ses engagements avec l’Union européenne.

Dans un contexte international en voie de bipolarisation, la déglobalisation ne doit pas être perçue comme un risque, mais pourrait devenir un moteur de changement pour l’économie tunisienne. En misant sur le savoir, l’innovation et une ouverture accrue vers l’Afrique, la Tunisie pourrait tirer des avantages d’un nouvel ordre économique mondial.
La Presse — Quelle stratégie la Tunisie doit-elle adopter face à l’accélération de la déglobalisation dans un contexte de tensions géopolitiques ? Cette question, parmi d’autres concernant la résilience économique face à diverses crises, a été au centre des débats lors d’un colloque international organisé récemment par le Laboratoire d’intégration économique internationale (LIEI) de l’Université de Tunis El Manar. Présidé par Fatma Marrakchi, professeure en sciences économiques, cet événement a rassemblé des économistes tunisiens et internationaux de renom.
Un mouvement de déglobalisation en cours
Il a explicité que ce mouvement a débuté aux États-Unis, lorsque un géant chinois de la technologie a cherché à pénétrer le marché des entreprises technologiques américaines. Ce protectionnisme a donc été initié par les États-Unis, dont le niveau de protection commerciale est relativement faible (environ 2 %) par rapport à d’autres pays de l’OCDE.
Selon lui, ce phénomène se poursuivra jusqu’en 2050, période durant laquelle se dessine un monde bipolaire. Il a souligné qu’il appartient à la Tunisie de profiter de ce mouvement, rappelant que, bien qu’historiquement proche des Occidentaux sur les plans culturel et commercial, le pays a toujours su entretenir de bonnes relations avec d’autres régions du monde.
“Nous devons en tirer le meilleur profit, tout en respectant nos accords et engagements avec l’Union européenne, en raison du caractère historique de ces relations, en particulier concernant les IDE des PME”, a-t-il précisé.
Mongi Safra a ajouté que, tout comme l’Inde, la Tunisie s’efforce aujourd’hui d’attirer les IDE des grandes entreprises, notamment asiatiques, “capables de nous fournir les technologies”.
“Bien que l’Inde ait eu de nombreux différends avec la Chine, elle a aujourd’hui pris des mesures pour acquérir la technologie, car elle n’a pas assez investi dans la recherche et le développement, contrairement à la Chine”, a-t-il ajouté, précisant que les compétences tunisiennes à l’étranger, en revenant dans leur pays, peuvent contribuer à ce transfert technologique.
Une ouverture vers l’Afrique
A propos des risques de détournement des investissements engendrés par la déglobalisation, l’économiste a considéré que ce danger concerne principalement les secteurs du cuir et du textile.
“C’est pour cela que j’insiste sur la nécessité de continuer nos engagements avec l’Union européenne. Les investissements dans ce secteur constituent une source essentielle d’emplois en Tunisie et un complément de revenus pour de nombreuses familles, notamment pour les femmes qui y travaillent”, a-t-il ajouté.
En revanche, il a estimé que les industries mécanique et électronique sont plutôt favorisées, puisque la Tunisie a pu acquérir des technologies dans ces domaines.
“J’espère que nous pourrons faire encore mieux. La croissance dans ce secteur est restée stable malgré les crises récentes”, a-t-il noté.
Safra a également fait remarquer que, dans les secteurs dépendant de la consommation européenne — dont les produits sont fabriqués localement à hauteur d’un tiers seulement, mais qui ont contribué au développement de plusieurs régions —, la Tunisie doit chercher à s’ouvrir vers l’Afrique.
Il a exhorté les partenaires européens à ne pas mal interpréter le phénomène de “trade creation – trade diversion” qui se manifestera dans les cinq prochaines années, en raison de l’activation de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), afin qu’ils ne réagissent pas de manière indirecte en imposant des contraintes quantitatives déjà nombreuses.
Miser sur l’innovation et le savoir
Lors de son intervention sur les nouveaux moteurs et processus de croissance, l’économiste et ancien ministre, Abderrazak Zouari, a expliqué que l’innovation et le savoir occupent désormais une place centrale dans la croissance économique.
Se référant aux travaux des prix Nobel d’économie 2024 et 2025, il a indiqué que trois idées principales structurent actuellement la réflexion sur la croissance.
La première est que la croissance s’appuie sur un processus cumulatif de progrès du savoir; l’innovation nécessite un environnement institutionnel favorable; et l’innovation détruit les rentes existantes, ce qui requiert un cadre concurrentiel propice à l’émergence de nouvelles entreprises innovantes.
De ce fait, Zouari pense que la Tunisie ne pourra sortir de la “trappe des pays à revenu intermédiaire” qu’en misant sur l’innovation et le savoir. “N’est-il pas temps de repenser notre système de formation, d’éducation et de recherche et développement ?” a-t-il questionné.
Il a également rappelé que les économistes Prix Nobel en 2024 ont mis en avant l’importance des institutions dans les choix économiques d’une société et, par conséquent, dans son développement à long terme.
Soulignant qu’il existe deux types d’institutions, inclusives et extractives, il s’est interrogé si “les institutions actuelles, datant des années 1970, ne sont pas devenues extractives ?” Zouari a donc plaidé pour des réformes reposant sur deux fondements : le changement institutionnel et la promotion du savoir et de l’innovation.
Prenant l’exemple de la gouvernance de l’emploi, il a dénoncé l’efficacité limitée de l’Aneti, qui engendre, selon ses dires, un coût d’investissement énorme (le taux d’intégration des diplômés formés ne dépasse pas 30 %).
Il a également souligné la faible valorisation de la recherche scientifique : seulement 7 % des entreprises tunisiennes possèdent un département de R&D. “Le département R&D de la Compagnie des phosphates a pratiquement disparu, alors qu’il était jadis un pôle majeur”, a-t-il déploré.
Enfin, il a appelé à l’instauration d’une loi similaire à la loi 72, visant à développer le secteur des TIC, précisant que la principale réforme nécessaire dans ce domaine réside dans la révision du code des changes.
Des réformes sans coût budgétaire
Pour sa part, l’économiste Habib Zitouna a estimé que dans le contexte actuel, caractérisé par un espace fiscal limité en raison de la dette et des contraintes budgétaires, le gouvernement tunisien pourrait envisager des réformes sans besoin de financement, telles que l’amélioration de la concurrence, des incitations à la recherche et au développement, ou encore l’adaptation des règles du jeu économique.

