Maroc

Le Maroc ne doit pas ignorer les urgences sociales et budgétaires.

Le projet de loi de Finances 2026 prévoit un investissement public de 380 milliards de dirhams, en hausse de 130 milliards depuis 2021. Malgré ces efforts, le chômage des jeunes dépasse 32% et plus d’un Marocain sur huit vit sous le seuil de pauvreté.


Sous l’apparente rigueur des chiffres, le projet de loi de Finances 2026 révèle une réalité plus troublante : un État qui dépense sans transformer, qui emprunte sans maîtrise et qui promet sans évaluation. Ce discours de stabilité cache une fracture sociale croissante et un modèle budgétaire en perte de sens et de dynamique.

**Entre équilibre comptable et déséquilibre social : Le paradoxe du budget 2026**

Depuis 2021, les projets de lois de Finances au Maroc se succèdent comme des copies : mêmes priorités, mêmes stratégies, mêmes slogans de justice sociale et territoriale, mêmes promesses de réforme. Les chiffres, souvent embellis, changent d’année en année, tandis que les défis restent constants. Le projet de loi de Finances 2026 suit cette tendance de continuité plutôt que de rupture. Sous les discours optimistes et les promesses d’un « Maroc social », se cache un budget élaboré dans un cadre technique déconnecté des réelles politiques publiques, où la rigueur comptable l’emporte sur une vision stratégique.

Avec un investissement public record de 380 milliards de dirhams, en hausse de 130 milliards depuis 2021, le gouvernement déclare vouloir soutenir la croissance et la relance économique. Pourtant, malgré ces efforts apparents, les indicateurs sociaux stagnent ou se dégradent. Le chômage des jeunes dépasse 32 % et celui des diplômés frôle les 48 %, tandis qu’un Marocain sur huit vit sous le seuil de pauvreté. Dans le monde rural, près de 60 % des ménages signalent une dégradation de leurs conditions de vie, et l’accès aux services de base — santé, éducation, logement, transport — reste profondément inégal selon les régions.

Le revenu moyen par habitant stagne autour de 38 000 dirhams par an, alors que les prix des denrées alimentaires, de l’énergie et du logement ont augmenté de plus de 25 % en quatre ans, exacerbant la précarité des classes moyennes. Le taux de pauvreté multidimensionnelle touche encore 11,7 % de la population, et plus de 2,9 millions de Marocains sont exclus du marché du travail. Dans les grandes villes, les inégalités s’accroissent : le décile le plus riche capte près de 45 % du revenu national, tandis que les 40 % les plus pauvres n’en obtiennent que 13 %. La confiance des citoyens s’effrite, la mobilité sociale s’immobilise, et la jeunesse, désillusionnée, se tourne vers l’émigration, l’informel ou le désengagement politique. Une question se pose : à quoi bon dépenser plus si les dépenses publiques ne transforment pas la réalité sociale ?

**Une stabilité macroéconomique au prix de la stagnation sociale**

Le gouvernement se présente comme un modèle de rigueur : déficit public stabilisé à 3,5 % du PIB, inflation contrôlée, croissance prévue au même niveau. Ces chiffres, destinés à rassurer les marchés financiers et les institutions internationales, sont présentés comme des preuves de succès. Cependant, derrière cette façade comptable se cache une réalité préoccupante : un pays qui équilibre ses budgets en déséquilibrant sa société.

La stabilité budgétaire se paie cher. Les ménages et les petites entreprises en supportent le poids, écrasées par une fiscalité rigide et injuste. Pendant ce temps, les grands chantiers de la justice sociale stagnent. Les classes surchargées sont devenues la norme dans les écoles. Dans les hôpitaux, le manque de médecins et de moyens est devenu une fatalité. Dans les zones rurales, les centres de santé laissés à l’abandon rappellent l’injustice territoriale que prétend combattre le discours officiel.

L’État gère ses comptes, mais semble avoir perdu de vue ses priorités. Le service de la dette, qui s’élève à 64,16 milliards de dirhams — dont 48,24 milliards pour la seule dette intérieure — absorbe presque autant que les budgets combinés de la santé et de l’éducation. En d’autres termes, on rembourse plus que l’on n’investit pour l’avenir. La discipline budgétaire, devenue une idéologie, agit comme un carcan politique. Elle rassure les bailleurs de fonds, mais éloigne la promesse d’un État social. Le Maroc ne peut se contenter d’améliorer ses chiffres ; il doit s’occuper de sa société. Car croître à 3,5 % sans espoir, sans justice et sans équité n’est qu’une illusion statistique.

**L’investissement public : L’illusion de la dépense sans gouvernance**

Avec 380 milliards de dirhams d’investissement prévus pour 2026, les ambitions sont élevées. Pourtant, selon la Cour des comptes, près d’un quart des crédits d’investissement votés ne sont jamais exécutés. Cette situation soulève la question de la gouvernance : manque de coordination, retards d’exécution, faible évaluation, absence d’indicateurs de résultat.

On constate une corrélation entre l’élaboration d’une loi de Finances et le manque de maîtrise des politiques publiques. Les priorités sont définies sans diagnostic territorial précis, les programmes se multiplient sans cohérence, et les réformes s’accumulent sans évaluation. En conséquence, le budget perd de sa finalité.

Les comparaisons internationales confirment ce constat : le Portugal et la Turquie, avec un ratio d’investissement public/PIB inférieur (18 à 22 % contre plus de 30 % pour le Maroc), affichent une meilleure efficacité sociale et économique. La dépense publique n’est pas une fin en soi ; elle n’a de sens que si elle produit des résultats mesurables, visibles et équitables.

**La dette : Entre prudence comptable et dépendance politique**

La dette publique illustre le paradoxe du modèle marocain : prudence affichée, dépendance maintenue. Les emprunts à moyen et long termes atteignent 123 milliards de dirhams, alors que la charge de la dette ne fait qu’augmenter, réduisant les marges de manœuvre budgétaires. Faut-il se réjouir de la stabilité financière, quand elle repose sur une logique d’endettement permanent ? Peut-on revendiquer la souveraineté économique lorsqu’une part croissante du budget est affectée au remboursement des créanciers plutôt qu’à l’investissement social ?

L’endettement interne consomme une part significative de la liquidité bancaire, limitant la capacité d’investissement du secteur privé. Cette situation crée un effet d’éviction dangereux : l’État concurrence l’économie nationale au lieu de la favoriser. Derrière une prudence comptable, se cache une dépendance structurelle. Le Maroc vit à crédit, non seulement sur le plan financier, mais aussi sur les plans social et politique.

**L’investissement privé : Entre rentabilité économique et responsabilité sociale**

L’investissement privé, censé être le moteur du développement et de la création d’emplois, semble s’être déconnecté de sa mission sociale. Orienté vers le profit rapide et la rentabilité financière, il adopte davantage une logique spéculative qu’une stratégie de production durable. Les zones industrielles abandonnées, les projets suspendus et les promesses d’emplois non tenues traduisent cette fracture entre ambition économique et réalité sociale.

Le discours officiel continue d’ériger le secteur privé en pilier de la relance, soutenu par des incitations fiscales et des partenariats public-privé. Pourtant, peu d’entreprises s’engagent réellement là où les besoins sont les plus pressants. L’investissement se concentre dans les pôles déjà favorisés — Casablanca, Rabat, Tanger — exacerbant les inégalités régionales et contredisant le principe même de la régionalisation avancée.

Ce déséquilibre soulève une question politique essentielle : à qui profite la croissance ? Tant que la rentabilité prévaudra sur l’emploi, le Maroc restera prisonnier d’un modèle qui crée de la richesse sans justice. La relance économique ne pourra réussir sans une orientation claire de l’investissement vers la production, l’innovation et l’intégration sociale.

Les chiffres témoignent également de cette situation. La Commission nationale de l’investissement, présidée par le chef du gouvernement, a validé 250 projets d’une valeur totale de 414 milliards de dirhams, dont 238 dans le cadre du régime de soutien de base et 12 projets stratégiques. Ces investissements devraient générer 65 000 emplois directs et 110 000 emplois indirects. À première vue, cela semble témoigner d’une vitalité économique. Cependant, en divisant le montant global par le nombre total d’emplois créés (175 000), on révèle une réalité troublante : chaque emploi coûte en moyenne 2,37 millions de dirhams, contre 500 000 dirhams dans l’investissement public.

Ce décalage illustre un modèle qui privilégie les secteurs capitalistiques — énergie, industrie lourde, infrastructures — au détriment des domaines à forte intensité de main-d’œuvre. En cherchant à compenser la faible productivité de l’investissement public par un fort soutien au privé, le gouvernement a déplacé le problème sans le résoudre : la croissance reste concentrée, l’emploi rare et la cohésion sociale fragilisée.

Le véritable enjeu n’est donc pas combien on investit, mais pour qui et pourquoi on investit. Un État stratégique ne peut se contenter d’attirer les capitaux : il doit leur donner un sens. Les incitations doivent être réorientées vers des secteurs créateurs d’emplois et de valeur ajoutée — agriculture modernisée, tourisme durable, économie sociale, numérique et énergies renouvelables de proximité.

Le Maroc ne manque pas d’argent, mais il souffre d’un manque d’orientation et de vision. Si la rentabilité financière reste l’unique boussole, l’investissement privé demeurera un levier de profit avant d’être un instrument de justice. Pour bâtir un véritable État social, l’investissement doit redevenir un acte politique — au service de la souveraineté économique, de la dignité du travail et de l’équité territoriale.

Le projet de loi de Finances 2026 s’inscrit dans une continuité budgétaire qui rassure les institutions financières, mais inquiète la société. Derrière la maîtrise du déficit et les chiffres de croissance se cache une réalité plus dure : celle d’un modèle économique qui gère ses équilibres macroéconomiques au détriment de ses équilibres sociaux.

La question n’est plus de savoir si le Maroc investit suffisamment, mais où, comment et pour qui il investit. Tant que la dépense publique servira plus à financer la dette qu’à soutenir la production nationale et l’emploi, et tant que l’investissement privé privilégiera la rentabilité immédiate plutôt que la justice territoriale, la croissance restera sans impact sur le quotidien des citoyens.

Le Maroc nécessite un changement de paradigme où la discipline budgétaire ne soit plus une fin en soi, mais un instrument au service de la cohésion nationale. L’État doit redevenir stratège : planifier, orienter et conditionner ses soutiens à la création d’emplois, à la durabilité et à la redistribution équitable des richesses.

Car la véritable prospérité ne se mesure pas à la stabilité des comptes, mais à la vitalité des territoires, à la dignité du travail et à la confiance des citoyens dans l’avenir. L’enjeu du PLF 2026 est donc non seulement comptable, mais profondément politique. C’est celui d’un choix de société — entre la poursuite d’une croissance sans âme, ou l’avènement d’un État social fort, où chaque dirham investi devient un levier de justice et de développement humain.

**Fiscalité et équité territoriale : Le grand rendez-vous manqué de la justice sociale**

Loin d’être un levier de solidarité, la fiscalité marocaine est devenue le reflet des inégalités. Centralisée, inéquitable et déconnectée des réalités régionales, elle trahit la promesse d’une justice sociale inscrite au cœur du projet de l’État social.

La fiscalité devait être l’un des piliers de l’État social, corrigeant les inégalités, soutenant les territoires défavorisés et finançant les services publics essentiels. Au lieu d’incarner la solidarité nationale, elle est devenue un outil de concentration des richesses et d’aggravation des disparités. Le Maroc a mis en place un système fiscal qui punit la transparence, récompense la rente et ignore l’équité territoriale.

Les ménages, les salariés et les petites entreprises supportent l’essentiel de la charge fiscale. L’impôt sur le revenu reste disproportionné, tandis que les grandes entreprises et certains secteurs à forte marge profitent d’exonérations ou d’un traitement fiscal favorable. Les taxes indirectes — TVA, carburants, produits de base — touchent les plus modestes et creusent la fracture sociale. En pratique, la fiscalité marocaine redistribue peu et corrige encore moins.

Les régions les plus riches concentent les recettes fiscales, tandis que les territoires pauvres portent le coût de services publics sous-financés. Cette asymétrie renforce la centralisation et affaiblit la régionalisation avancée, pourtant envisagée comme un axe stratégique de la réforme de l’État. L’impôt, censé unir la nation autour d’un effort collectif, accentue aujourd’hui le sentiment d’injustice et de marginalisation.

Le problème ne réside pas seulement dans ce que l’État prélève, mais dans ce qu’il restitue. Le contribuable paie, mais ne perçoit pas le résultat : des écoles en ruine, des hôpitaux mal équipés, des routes rurales inachevées. Dans de nombreuses régions, l’impôt devient un symbole d’injustice plutôt qu’un levier de confiance. L’État central continue de concentrer les décisions financières et prive les collectivités territoriales des moyens nécessaires à un développement équilibré et autonome.

L’absence d’une fiscalité territoriale cohérente accentue ce déséquilibre. Les communes rurales, dépendantes des transferts du budget central, manquent de marges de manœuvre et de capacités de gestion pour planifier des projets structurants. La promesse de la régionalisation avancée s’efface face à une centralisation budgétaire qui freine toute dynamique locale.

Réformer la fiscalité n’est plus une question technique, mais un choix de société. Il faut redonner à l’impôt sa dimension politique : celle d’un pacte entre l’État et le citoyen. Cela nécessite une taxation plus progressive, la lutte contre l’évasion fiscale, la révision des exonérations injustifiées et surtout, une redistribution visible et mesurable sur le terrain. Chaque région doit pouvoir bénéficier d’une part équitable des recettes nationales, selon ses besoins et ses priorités.

**Santé publique : Un progrès annoncé, un déséquilibre assumé**

Avec une enveloppe de 42,4 milliards de dirhams, en hausse de 30 %, la santé figure parmi les priorités affichées du PLF 2026. La généralisation du tiers payant représente une avancée sociale majeure : les citoyens n’auront plus à avancer les frais médicaux. Cependant, derrière cette mesure populaire se cache un risque de déséquilibre financier.

Le coût annuel estimé de ce dispositif dépasse 45 milliards de dirhams, soit plus d’un tiers du budget total du ministère de la Santé. Le Maroc consacre seulement 5,1 % de son PIB à la santé, par rapport à 6 % au niveau mondial et 9 % dans les pays de l’OCDE. Cet écart met en lumière la fragilité du système et l’absence d’une vision durable de la couverture médicale universelle.

Les hôpitaux souffrent d’un déficit structurel en ressources humaines. Dans certaines provinces, un seul médecin dessert des dizaines de milliers d’habitants. Injecter de l’argent dans le secteur ne suffit pas : sans réforme de la gouvernance, l’investissement reste un chiffre, pas une solution. La santé ne peut se résumer à une ligne budgétaire ; elle est le premier indicateur de la dignité d’une nation.

**Pour un budget de transformation, pas de gestion**

Le Projet de Loi de Finances 2026, dernier du cycle gouvernemental avant les échéances de 2026, aurait dû être un tournant. Il confirme pourtant la continuité, renforçant la comptabilité au détriment de la stratégie.

L’urgence n’est plus d’investir davantage, mais d’investir différemment : en liant le budget à une vision nationale cohérente, en imposant une culture d’évaluation et en plaçant la transparence et la reddition de comptes au cœur de la dépense publique.

Un budget sans stratégie est une simple collection de chiffres. Un budget stratégique devient un outil de transformation. Le Maroc mérite un budget de transformation, capable de poser les vraies questions :

Pourquoi les milliards dépensés ne changent-ils pas la vie des Marocains ?

Pourquoi la stabilité financière n’a-t-elle pas engendré de justice sociale ?

Pourquoi la croissance ne génère-t-elle pas d’emploi ?

L’avenir budgétaire du pays dépendra des réponses à ces interrogations. Car un État ne se mesure pas à sa capacité d’emprunter, mais à sa capacité à transformer la dépense en dignité. Le Maroc a besoin d’un budget porteur d’une ambition politique : celle d’un État social fort, juste et transparent, au service du citoyen et non des chiffres.

Beaucoup de travail attend désormais le Groupe socialiste–Opposition ittihadie, tant dans les commissions parlementaires que dans les hémicycles des deux Chambres. C’est à lui d’insuffler au texte budgétaire une âme sociale, d’y inscrire les priorités des citoyens et de défendre, au-delà des chiffres, la cohérence d’un réel projet de société. Car si le gouvernement privilégie ses équilibres, l’opposition ittihadie fait de la justice sociale sa priorité.

**Par Mohamed Assouali**
**Secrétaire provincial de l’Union socialiste des forces populaires à Tétouan**