Le smartphone « Lego » de Google revient 10 ans plus tard.
Des photos de prototypes du Project Ara refont surface sur TikTok en 2025, dix ans après l’abandon du projet par Google. En septembre 2016, Google a annoncé l’abandon du projet, malgré des prototypes prêts et un système Android adapté.

Des photos de prototypes du Project Ara refont surface sur TikTok en 2025. Dix ans après l’abandon du projet par Google, nous découvrons des unités fonctionnelles avec leurs modules interchangeables.

C’est fascinant, nostalgique et profondément frustrant. Ce smartphone modulaire incarnait tout ce que l’industrie technologique refuse de devenir : réparable, évolutif, anti-obsolescence.

Et en vérité, je comprends pourquoi : Ara était l’idée la plus brillante et la plus vouée à l’échec de l’industrie mobile. Brillante parce qu’elle proposait de briser le cycle infernal « acheter-jeter-racheter ». Condamnée parce qu’elle se heurtait à trois obstacles insurmontables : la physique, Android et notre propre paresse en tant que consommateurs.
Pour aller plus loin
Le projet ARA : ambitieux, écologique et en avance sur son temps
Un smartphone en LEGO, sérieusement
Le concept était d’une simplicité désarmante : un châssis (appelé « endosquelette ») sur lequel vous clipsez des modules interchangeables. Batterie, processeur, appareil photo, capteurs… tout pouvait être remplacé. Votre caméra est hors service ? Changez simplement le module. Vous souhaitez plus d’autonomie ? Ajoutez une seconde batterie. Un processeur plus puissant ? En 30 secondes, c’est fait.

Sur le papier, c’était du pur génie. Google promettait trois formats de châssis (mini, medium, large), des écrans de 3 à 6 pouces, et un prix d’entrée extrêmement bas : 50 dollars pour la base, modules en supplément. L’idée était de créer « l’Android du hardware » et de proposer un téléphone avec une durée de vie allant de 5 à 6 ans au lieu des 2 ans habituels.

Les modules se fixaient via des aimants électro-permanents (qui ne nécessitent pas d’électricité constante pour tenir) et communiquaient entre eux via le protocole UniPro, capable de transférer jusqu’à 10 Gbit/s. Techniquement, c’était très ambitieux.

Pourquoi on en rêvait tous (et on avait raison)
Ara offrait trois promesses qui faisaient briller les yeux :
L’écologie enfin prise au sérieux. À l’époque (et encore aujourd’hui), l’industrie du smartphone représentait un véritable cauchemar environnemental. Un composant défectueux ? Direction la poubelle, le service après-vente vous enverra un appareil neuf. Ara rompait ce cycle : réparer plutôt que de jeter. Simple, radical, nécessaire.

L’économie qui suit. Un châssis qui dure 5 à 6 ans, des modules à acheter selon ses besoins réels. Plus besoin de débourser 800 € tous les deux ans pour suivre l’évolution des spécifications. Vous mettez à jour simplement le processeur ou la caméra lorsque vous en avez véritablement besoin.

La liberté totale. Vous souhaitiez un clavier physique ? Un zoom optique comparable à celui d’un compact ? Deux batteries pour tenir trois jours ? Tout était possible. Ara promettait des milliers de configurations, un téléphone réellement personnalisé. C’était l’exact opposé de l’uniformisation actuelle où tous les smartphones se ressemblent.
Et puis, détail important : Google collaborait avec 3D Systems pour permettre d’imprimer des coques personnalisées pour chaque module. Votre téléphone pouvait être unique. Vraiment unique.
Pour aller plus loin
Projet Ara : Toshiba est en fait l’un des piliers du projet
Trois raisons techniques pour lesquelles c’était voué à l’échec
Mais attendez. Tout n’était pas parfait, loin de là.
Android n’était pas prêt. Le principal problème : Android 4.4 KitKat (et même ses versions ultérieures) n’avait jamais été conçu pour gérer du matériel modulaire. Sur un smartphone classique, tous les pilotes sont codés en dur au démarrage. Ara nécessitait qu’Android reconnaisse et installe des pilotes à chaud, sans redémarrage. Google a travaillé sur une version personnalisée d’Android pour 2015, mais cela restait un pari énorme.

J’ai eu l’opportunité de rencontrer l’équipe française de BayLibre qui travaillait sur l’intégration logicielle d’Ara. Leur constat était clair : « Android n’a pas été conçu pour cela, le hardware devait être figé« . Modifier les couches basses d’Android pour gérer cette modularité représentait un chantier titanesque.
Les technologies n’existaient pas encore. Les trois piliers techniques d’Ara étaient tous en phase expérimentale :
- UniPro (le protocole de communication) ne supportait pas encore le hot-plugging en 2014
- Les broches capacitives M-PHY (10 broches pour faire passer les données et l’alimentation) étaient nouvelles
- Les aimants électro-permanents miniaturisés n’existaient que dans l’industrie lourde, jamais à cette échelle
Google pariait sur la maturation rapide de ces trois technologies. Mais miser sur trois paris technologiques simultanés pour respecter une date de commercialisation début 2015 ? C’était suicidaire.

La physique est têtue. Le prototype Developer Edition pesait 190 grammes et faisait 12,5 mm d’épaisseur (60 % de plus que les smartphones de l’époque). C’était une brique. Parce que la modularité a un coût : chaque module ajoute son boîtier, ses connecteurs, ses systèmes de fixation. L’intégration poussée des smartphones modernes (tout sur un seul circuit imprimé) existe pour une raison : cela économise de l’espace, du poids, de la batterie et des coûts.
Le marché n’en voulait pas (et c’est ça le pire)
Mais le véritable drame, c’était nous. Les consommateurs.
Qui allait réellement acheter cela ? Demandez à votre mère de nommer trois composants essentiels d’un smartphone. Elle ne pourra probablement pas. Le grand public n’a aucune idée de ce qui se trouve dans son smartphone. Comment lui vendre un produit qui exige de choisir son processeur, sa RAM, son type d’antenne WiFi ?
C’est le même problème qu’avec les PC à assembler soi-même : seuls les passionnés s’y intéressent réellement. Pour le reste du monde, cela est anxiogène et inutile.

Les fabricants n’en voulaient surtout pas. Samsung, Apple, HTC voyaient leurs ventes stagner déjà en 2014-2015. Qu’est-ce qu’Ara leur proposait ? Un téléphone qui dure 5 ans au lieu de 2. En d’autres termes : une menace directe contre leur modèle économique. Pourquoi aideraient-ils Google à créer des modules alors que cela mettrait en péril leurs propres ventes de smartphones complets ? Depuis, l’Europe a incité les fabricants à s’améliorer en ce sens.
Le design était… particulier. Les modules devaient être visibles (c’était le concept), mais le résultat esthétique était clivant. Là où Apple et Samsung polissaient leurs appareils pour les rendre désirables, Ara ressemblait à un prototype d’ingénieur. Et dans un marché où le design compte autant que les spécifications, c’était problématique.
Pour aller plus loin
10 choses à savoir sur le Project Ara de Google
L’abandon inévitable (septembre 2016)
En septembre 2016, Google annonce l’abandon du projet. À quelques semaines de la sortie de la Developer Edition. Les prototypes étaient prêts, Android avait été adapté, les premiers modules fonctionnaient. Mais Google a mis fin au projet.

Pourquoi ? Parce que même en limitant drastiquement l’ambition initiale (la version Developer Edition ne permettait plus de changer le processeur, la RAM ou l’écran), cela restait trop complexe, trop coûteux, et pour un marché trop restreint.
Pour aller plus loin
Projet Ara : voilà ce qu’aurait dû être le Developer Edition
Le dernier prototype fonctionnait sous Android 7, avec un Snapdragon 810, un écran de 5,46 pouces Full HD et 3 Go de RAM. C’était acceptable pour l’époque. Mais pour 190 grammes et 12,5 mm d’épaisseur, à côté d’un iPhone 7 ou d’un Galaxy S7 beaucoup plus fins et légers ? Aucune chance.
Ce qui en reste 10 ans après
Alors pourquoi en parle-t-on encore aujourd’hui ? Parce qu’Ara posait les bonnes questions.
L’obsolescence programmée est toujours un fléau. Dix ans plus tard, l’industrie mobile continue de nous vendre des téléphones impossibles à réparer, avec des batteries collées et des composants soudés. Fairphone essaie de perpétuer l’esprit d’Ara avec ses smartphones modulaires, mais sa part de marché reste confidentielle. Le public préfère encore l’iPhone.
Mais les mentalités évoluent (un peu). Le droit à la réparation progresse en Europe, Apple a dû accepter l’USB-C, certains fabricants proposent enfin des pièces de rechange. Ara était trop en avance en 2014, mais ses idées commencent à faire leur chemin.
L’IoT aurait pu en profiter. Comme me le confiait Benoît Cousson de BayLibre à l’époque : « Un module hardware avec une interface normalisée… nous pourrions imaginer des boîtiers électroniques qui pourraient être autre chose qu’un téléphone« . Ara aurait pu être une plateforme technique pour l’Internet des Objets. Mais Google a préféré tout abandonner plutôt que de pivoter.
Ara était condamné dès le départ. Trop ambitieux techniquement, trop décalé par rapport au marché, trop idéaliste pour une industrie qui tire profit du renouvellement constant.
Mais c’était une idée juste. Juste écologiquement, juste économiquement, juste philosophiquement. Dans un monde idéal où les consommateurs comprendraient leurs appareils, où les fabricants accepteraient de gagner moins, où la physique serait plus conciliable, Ara aurait pu fonctionner.
Le véritable problème d’Ara, ce n’était pas Google. C’était nous. Notre paresse en tant que consommateurs, notre obsession pour des smartphones toujours plus fins, notre incapacité à réparer quoi que ce soit, notre préférence pour la simplicité plutôt que pour la liberté.
Ces vidéos qui réapparaissent dix ans plus tard sont une piqûre de rappel : nous aurions pu avoir des smartphones durables, réparables, et véritablement personnalisables. Nous avons choisi l’inverse. Et maintenant que nous commençons à réaliser le désastre écologique de ce choix, Ara nous rappelle que nous avions eu l’option.
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