Belgique

« Faire pleuvoir à tout prix : le fantasme climatique moderne »

En cet automne 2025, au-dessus de Delhi, des avions tirent des gouttes du ciel dans le but de laver la ville de son smog. Le 29 octobre, Delhi connaîtra sa première pluie artificielle, sous l’autorisation de l’Institut indien de technologie de Kanpur.


C’est l’histoire d’un homme fatigué d’attendre la pluie. Fatigué de lever les yeux vers le ciel avec l’humilité d’un paysan. Fatigué de dépendre des caprices de la pluie et des dieux.

Alors, il choisit de se moderniser. Il échange les incantations contre l’iodure d’argent, les rituels avec serpents contre des avions équipés de capteurs. En cet automne 2025, au-dessus de Delhi, il fait tirer des gouttes du ciel à l’aide de dispositifs. Quel est son but ? Laver la ville de son smog. Quelle est son illusion ? Que la nature obéisse enfin. Car depuis toujours, l’être humain rêve de tout contrôler, même jusqu’aux nuages.

### Avant les ingénieurs, il y eut les danseurs

Ce désir de contrôler le ciel n’est pas nouveau. Bien avant les pilotes et les météorologues, l’homme pensait déjà pouvoir convaincre les nuages.

Chez les Hopi et les Zuni, des peuples pueblos installés depuis plus de neuf siècles dans le sud-ouest des États-Unis, on ne dansait pas uniquement pour la pluie : on cherchait à persuader les esprits. Depuis des temps immémoriaux — bien avant l’arrivée des colons européens —, les villages se réunissaient pour des cérémonies spectaculaires alliant corps peints, hochets, tambours, gestes rituels et serpents vivants. Lors de la célèbre « Snake Dance » des Hopi, les membres des clans capturaient des crotales dans le désert, leur donnaient un bain d’herbes et d’eau, avant de les amener au centre du village.

Là, ils dansaient avec ces serpents, parfois même en les glissant dans leur bouche pour mieux transmettre leur prière. Ils faisaient vibrer le sol sous leurs pieds pour imiter le tonnerre, tandis que leurs chants imploraient l’averse. Tout était symbolique, mais les serpents étaient vus comme « des frères », des messagers vers les esprits de la pluie.

### La pluie et le pouvoir

Bien plus tôt, de l’autre côté du monde, les Romains avaient leur propre manière d’intercéder auprès des nuages. Lorsque la sécheresse s’éternisait, la cité célébrait l’aquaelicium, un rite dédié à Jupiter Pluvius (le Jupiter de la pluie). La statue du dieu était portée en procession à travers les rues, puis exposée sous un voile d’eau pour l’ »émouvoir ». Un dieu mouillé, pensait-on, ne pouvait refuser la pluie. Les pontifes, pieds nus dans la boue, récitaient leurs formules tandis que le peuple implorait le ciel.

Mentionné par Tite-Live, ce rituel rappelait que, dans la Rome antique, la météo relevait autant de la théologie que de la politique. Car la pluie, don du ciel, devait également répondre à l’ordre du pouvoir.

### La danse de Dodola

Dans les Balkans, les paysannes bulgares et roumaines continuaient, au début du XXᵉ siècle, le rituel de Dodola ou Perperuna, hérité du panthéon slave. Une jeune fille, habillée de feuillage et de fleurs sauvages, parcourait les villages, accompagnée par des femmes chantant et l’aspergeant d’eau.

Elle dansait devant chaque maison, les bras levés vers le ciel. Les habitants répondaient en versant des seaux d’eau sur la procession, symbole d’une pluie à venir. On disait qu’après Dodola, la terre reverdirait. Ce rite païen fut toléré jusque dans les campagnes chrétiennes, où il se mêla parfois aux processions des saints de la pluie.

D’un continent à l’autre, la scène se répétait. Des hommes, des femmes, des enfants tournés vers le ciel, non pour le défier, mais pour l’adoucir.

Ces rituels n’étaient pas des superstitions, mais une forme de diplomatie naturelle. Ils traduisaient une compréhension intuitive du monde. La pluie ne dépendait pas de l’homme, mais l’homme pouvait toujours essayer de lui rappeler son existence.

### Quand la science monte dans les nuages

Au XXᵉ siècle, le rituel devient expérience. En 1946, dans un laboratoire de General Electric à New York, le chimiste Vincent Schaefer découvre qu’un simple cristal de glace sèche peut déclencher la condensation dans un nuage et provoquer une chute de neige. L’expérience inaugure la physique des nuages, où prière et protocole se rejoignent.

Le procédé, appelé « cloud seeding » (ensemencement des nuages), consiste à disperser des particules dans l’atmosphère pour servir de noyaux de condensation. Iodure d’argent, sel, dioxyde de carbone solide… les ingrédients changent, mais l’ambition reste la même : transformer la vapeur en pluie.

Un rapport déclassifié de la CIA de 1960 mentionne plus de trente instituts et deux cents scientifiques soviétiques spécialisés dans la physique des nuages. Leurs travaux allaient de la lutte contre la grêle à la dissipation des brouillards, avec un même objectif… démontrer que le pouvoir soviétique maîtrisait non seulement la terre, mais aussi le ciel.

La veille des grandes parades du 1ᵉʳ Mai, des avions militaires pulvérisaient du gypse ou du plomb iodé au-dessus des campagnes. La pluie tombait ailleurs. Le lendemain, la Place Rouge brillait sous un ciel bleu, comme poli pour la gloire du régime.

En 2016, Moscou dépensait encore plus d’un million de dollars pour empêcher la pluie de gâcher les festivités de la Fête du Travail. Le résultat était à la hauteur des espérances : un ciel clair, des drapeaux immaculés, et quelques résidus chimiques dans les champs voisins.

Cependant, parfois, l’opération tourne à la farce. En 2008, un sac de ciment mal arrimé lors d’un semis de nuages s’est détaché d’un avion et a traversé le toit d’une maison à l’ouest de Moscou. Personne n’a été blessé, mais l’incident a fait le tour du pays.

Plus récemment, la Crimée annexée a recommencé ces expériences météorologiques. Depuis 2020 et jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, les autorités russes ont multiplié les opérations d’ensemencement pour tenter d’amener la pluie et pallier la pénurie d’eau potable, aggravée par la coupure du canal ukrainien. Les résultats ont souvent été jugés « mitigés ». Une étude satellite de 2022 avait montré que, malgré ces efforts, la surface des réservoirs d’eau avait diminué de 34 % entre 2015 et 2021.

Septante ans plus tard, l’Inde reprend les rênes. Mais cette fois-ci, il ne s’agit pas de prestige ni de propagande. Delhi, la capitale indienne, suffoque. Chaque automne, la combustion du charbon, les feux agricoles et les embouteillages plongent la ville dans un brouillard brun de particules fines.

Pour y remédier, le gouvernement a confié à l’Institut indien de technologie de Kanpur un projet d’ensemencement des nuages. Des avions, spécialement équipés, dispersent des cristaux d’iodure d’argent dans des cumulus déjà chargés d’humidité. Si la nature coopère, la condensation s’accélère et la pluie tombe, emportant avec elle une partie des polluants.

Les essais, plusieurs fois reportés en raison de conditions défavorables, ont finalement obtenu l’autorisation de vol en cette fin octobre. Les scientifiques, prudents, préviennent cependant que le succès n’est pas garanti. Il faut la bonne température, l’humidité requise et un vent stable. « Nous ne commandons pas la pluie, nous essayons de la convaincre », résume un ingénieur responsable du projet.

« Delhi connaîtra sa première pluie artificielle le 29 octobre », a annoncé Rekha Gupta, la ministre en chef de Delhi.

### Une science de promesses

Car les résultats du « cloud seeding » restent incertains. La NASA et l’Organisation météorologique mondiale reconnaissent que ses effets sont « probables mais non mesurables ». Les conditions naturelles dominent toujours. Certaines études évoquent des augmentations de précipitations de 10 à 15 %, d’autres n’en constatent aucune.

Malgré ces doutes, la technique continue d’attirer. Les gouvernements y voient un outil contre la sécheresse, un levier symbolique, parfois un alibi écologique. L’Arabie saoudite, le Canada, la Thaïlande, Israël, le Maroc ou l’Australie ont financé des programmes similaires. À défaut de maîtriser le climat, l’homme s’obstine à (s’)en donner l’illusion.

### Pour un statut juridique du nuage ?

Qu’il s’agisse des danses hopi, des avions soviétiques ou des laboratoires indiens, l’objectif reste le même : vouloir dialoguer avec le ciel.

Mais plus l’homme apprend à le comprendre, plus il découvre qu’il ne lui appartient pas. La pluie, autrefois implorée, devient un enjeu scientifique, écologique, diplomatique, voire juridique.

Certains envisagent déjà de doter les nuages de droits. Des philosophes et juristes plaident aujourd’hui pour un statut juridique du nuage, en interrogeant la propriété de l’atmosphère : à qui appartiennent les nuées, qui décide de leur utilisation, qui répond de leurs dérives ?

Derrière ces questions, en apparence abstraites, se cache un enjeu très concret : l’appropriation du ciel.