Manger seul ou avec ses collègues : guerre générationnelle à la pause déjeuner
Selon l’Enquête sur les habitudes de pause déjeuner en entreprise d’Openeat & Flashs de 2023, 29 % des salariés de moins de 25 ans mangent systématiquement seuls, 22 % des 25-34 ans, 16 % des 35-49 ans et 12 % des plus de 49 ans. Selon L’Observatoire Cetelem : 24 heures dans la vie des Français de 2023, seuls 27 % des 18-24 ans désignent le déjeuner comme le repas le plus important de la journée, contre 41 % de la population en moyenne.
Crime de lèse-majesté : Alexis refuse de déjeuner au self avec le reste de son équipe, suscitant un scandale au sein de l’open space. Une réaction que le jeune de 22 ans, évoluant dans le secteur bancaire, peine à comprendre : « C’est mon heure de pause. Pourquoi devrais-je la passer avec des collègues que je n’aime pas au lieu de me détendre ? » Il affirme que les discussions ne portent que sur le travail lors de ces repas, « comme si nous ne travaillions pas déjà huit heures par jour. »
Pardon mais déjà juste le fait que ça a été normalisé de manger avec ses collègues TOUS LES MIDIS au lieu de regarder ta petite série solo dans ton coin parce que sinon c’est mal vu 💀 https://t.co/njZeDS2V2E
— #analyse 🇷🇪 (@alexellences) August 25, 2025
L’histoire d’Alexis illustre le schisme qui se profile lentement dans le monde du travail à l’heure du déjeuner. D’un côté, de jeunes salariés qui préfèrent de plus en plus manger seuls ; de l’autre, les « anciens » pour qui le déjeuner entre collègues est sacré. D’après l’Enquête sur les habitudes de pause déjeuner en entreprise d’Openeat & Flashs de 2023, 29 % des salariés de moins de 25 ans mangent systématiquement seuls, 22 % des 25-34 ans, 16 % des 35-49 ans et 12 % des plus de 49 ans.
La lente érosion du temps de déjeuner chez les jeunes
Il n’existe pas d’obligation légale de déjeuner ensemble. « Ce n’est pas un temps de travail effectif, souligne Caroline Diard, professeure en management des ressources humaines et droit à TBS Education. Le salarié peut s’adonner librement à ses occupations pendant sa pause. » Cependant, Sylvie, 52 ans, dans le marketing, considère que fuir ses collègues est inacceptable. « C’est pendant les déjeuners que tout se joue. Les projets, les promotions, les confidences… Cette même génération se plaint ensuite d’être écartée des projets, de ne pas être considérée, que le travail n’est pas stimulant… Il faut à un moment se sociabiliser. »
Pour apaiser quelque peu Sylvie, il est à noter que cette tendance ne se limite pas à l’entreprise : nous passons de moins en moins de temps à table. « Le modèle français – de longs repas à plusieurs – résiste plutôt bien. Mais nous perdons des minutes à table à chaque génération, et c’est le déjeuner qui trinque le plus, précise Marie-Eve Laporte, enseignante-chercheuse à l’IAE Paris-Saclay et spécialiste de l’évolution du comportement alimentaire. Selon L’Observatoire Cetelem : 24 heures dans la vie des Français de 2023, seuls 27 % des 18-24 ans considèrent le déjeuner comme le repas le plus important de la journée, contre 41 % de la population en moyenne.
Quand « l’esprit d’entreprise » coupe l’appétit
Les normes sociales ont évolué, constate l’experte en comportement alimentaire : « Pour les générations plus anciennes, la pause déjeuner fait partie intégrante de la journée de travail, tandis que les nouveaux salariés la perçoivent davantage comme une coupure essentielle. » La livraison de repas a aussi favorisé le développement du déjeuner en solo.
Julia, 24 ans, commente : « Si on écoutait les anciens, on passerait notre vie ensemble. C’est un travail, pas un mariage. » Sylvain, un alternant, partage ce sentiment : il sait qu’il cédera son poste à un nouvel alternant en septembre prochain. « Ça ne donne pas envie de s’investir plus que ça, dit-il en regardant son repas maison. »
Le télétravail a-t-il tué la pause déjeuner ? (Oui)
D’après une étude canadienne parue l’an dernier, les personnes nées au début des années 2000 seraient plus timides que leurs aînés. Un usage massif des réseaux sociaux les aurait rendu moins aptes à reconnaître les expressions faciales, leur causerait de l’inconfort dans la gestion des émotions en direct et les rendrait plus craintives du jugement d’autrui. Qui n’a jamais vu un collègue de moins de 30 ans tout tremblayant en prenant son téléphone pour passer un appel ?
L’explosion du télétravail et du flex office n’a rien arrangé, défend Caroline Diard : « Dans les entreprises, les gens se croisent désormais. Ce ne sont jamais les mêmes en présentiel, ce qui rend les déjeuners collectifs plus rares, surtout pour les nouveaux. » Cela a conduit à des repas souvent à deux vitesses, entre les « anciens » ayant connu le 100 % présentiel et ayant tissé des liens, et les nouveaux arrivants dans un monde du travail déstabilisant.
« C’est toujours les mêmes références datées et blagues »
Ajoutez à cela les blagues de l’ancienne génération. Un humour de nature parfois grasse, voire sexiste et raciste, et un certain sens du bizutage… « Entre ceux qui font express de confondre les prénoms entre moi et l’autre alternant et les »Est-ce que vous, les jeunes, vous faites encore ça ? », on souffle fort », déplore Alexis. Sans oublier la blague (vulgaire) sur le café à apporter au stagiaire. Sylvie acquiesce : « Moi aussi, à mon époque, je ne trouvais pas ça agréable. Mais il faut relativiser, on parle de quelques piques gentillettes, pas d’un bizutage de fac de médecine. »
Julia exprime son désespoir face au niveau des échanges : « C’est toujours les mêmes références usées. » Le séminaire de 2015, la soirée où Bastien a dansé sur le comptoir en 2017, la tromperie de Marc avec une collègue. Le tout accompagné d’une nostalgie omniprésente… et peu accueillante. « Des repas où l’on passe 90 % du temps à dire qu’on a raté les grands moments de la boîte, ça devient lassant… »
« Une richesse intergénérationnelle »
Le repas en entreprise est-il alors voué à disparaître ? Marie-Eve Laporte rappelle que manger régulièrement avec ses collègues reste une exception française, et cela résiste encore. Selon l’étude Openeat, 82 % des Français estiment que la pause déjeuner peut renforcer leurs relations professionnelles… tout en affirmant, pour 7 salariés sur 10, que profiter seul de ce moment peut être une occasion de se ressourcer.
Plaidoyer final de Sylvie : « L’entreprise est l’un des rares lieux où vous pouvez avoir une amie de 25 ans et une de 60. C’est une richesse. Tous les anciens ne sont pas has been et tous les jeunes ne sont pas dépravés. Apprenons à nous connaître. » Autour d’un bon repas, par exemple.

