Chroniques de la Byrsa Gabès : le cadeau empoisonné (II)
Les années 70 ont marqué un tournant majeur dans l’histoire de la Tunisie contemporaine, alors que le pays sortait exsangue d’une décennie de «socialisme destourien». En 1972, le régime a décidé d’implanter une unité, les Industries Chimiques Maghrébines – ICM, à Gabès pour développer des dérivés du phosphate.

La Presse — Les années 70 du siècle dernier constituent un tournant significatif dans l’histoire contemporaine de la Tunisie. Bien qu’une évaluation de ce changement ne soit pas l’objectif ici, il est essentiel de rappeler brièvement le contexte ayant conduit à cette transition pour mieux comprendre son impact.
À la fin des années 60, le pays émergeait d’une décennie qualifiée de « socialisme destourien », marquée par un « plan de développement économique et social décennal » qui visait à établir un système inspiré du modèle suédois, combinant développement économique et progrès social. Toutefois, l’application de cette expérience s’est faite de manière précipitée dans un environnement politique, économique, psychologique, et même climatique défavorable. Cela a engendré un rejet massif de ce modèle par une population éprouvée par les privations et les méthodes autoritaires du régime en place.
Le bilan de cette politique était-il réellement si défavorable ? Sans doute pas. Dans sa volonté de stimuler un développement global et intégré, le principal acteur de cette politique, Ahmed Ben Salah, qui a occupé les fonctions de ministre à plusieurs reprises (planification, finances, économie, affaires sociales et éducation !), a œuvré pour établir des pôles de développement économique dans toutes les régions du pays, en tenant compte de leur position géographique et de leurs ressources naturelles.
Par exemple, des projets tels que la raffinerie de pétrole, l’industrie métallurgique et le chantier naval à Bizerte, la raffinerie de sucre à Béja, l’usine de cellulose à Kasserine, le port de pêche de Kélibia, ainsi que les industries mécaniques au Sahel ont été mis en place. D’autres projets étaient prévus pour différentes régions.
Quant à Gabès, elle était destinée à devenir un pôle touristique en raison de ses richesses naturelles et culturelles, que nous avons partiellement énumérées dans notre précédente édition.
La chute soudaine du « super ministre » et l’effondrement de sa politique ont conduit à l’essor d’un libéralisme incontrôlé et de son corollaire, l’affairisme rampant, souvent entaché de malversations. Combien de projets inefficaces ont été lancés uniquement pour détourner les subventions ?
Des dizaines d’usines, importées d’Europe, comme « la plus grande briqueterie d’Afrique » ou une fabrique de pneus, ont fonctionné pendant quelques mois avant de fermer immédiatement après. Le regretté complexe de la NPK, importé de Suède à Sfax, peut être cité comme un exemple de cette approche.
La situation est différente pour Gabès. Cette région est reconnue pour sa forte résistance au colonialisme français durant le protectorat, ainsi que pour son soutien déterminant au leader Habib Bourguiba dans sa lutte contre son rival Salah Ben Youssef à l’aube de l’indépendance.
En quelque sorte, en récompense de cette fidélité, le régime a décidé en 1972 d’y établir une unité (les Industries Chimiques Maghrébines – ICM) pour développer des dérivés du phosphate, valoriser cette ressource et améliorer ses réserves en devises. Bien que le projet ait généré de nombreux emplois et des recettes, il a également engendré des problèmes de pollution et une exploitation excessive d’une ressource précieuse : l’eau. En effet, l’extraction du phosphate repose principalement sur l’exploitation minière des gisements de roche phosphatée.
Après l’extraction, la roche est concassée puis lavée pour extraire le phosphate, qui flotte dans les bassins des laveries. Ce minéral est ensuite transporté par train jusqu’à Gabès, où il subit à nouveau un lavage avant d’être traité chimiquement avec de l’acide sulfurique pour produire de l’acide phosphorique, la base des engrais phosphatés.
Dans ce processus, le solde est indéniablement négatif pour Gabès et sa région. Tout est-il pour autant perdu ? Ce n’est pas si sûr. Nous verrons pourquoi dans notre prochaine édition.
