Belgique

Meurtre du petit Grégory : la science ne révèle-t-elle pas la vérité ?

Le 16 octobre 1984, à Lépanges-sur-Vologne (Vosges), Grégory Villemin, quatre ans, est retrouvé noyé dans la rivière la Vologne, pieds et poings liés. Depuis 2017, la thèse d’un « corbeillage collectif » devient une piste clef, rouverte grâce à de nouvelles expertises graphologiques et à une technologie de stylométrie.


Le 16 octobre 1984, à Lépanges-sur-Vologne (Vosges), Grégory Villemin, âgé de quatre ans, est retrouvé noyé dans la rivière la Vologne, pieds et poings liés. Malgré quatre décennies d’enquêtes, de rebondissements, de mises en examen annulées et d’expertises infructueuses, aucun coupable n’a jamais été condamné.

Depuis 2017, l’évolution des techniques de police judiciaire a amené à réexaminer la thèse d’un « corbeillage collectif », grâce à de nouvelles expertises graphologiques et à une technologie de stylométrie — une méthode statistique d’analyse de l’écriture qui détecte les signatures linguistiques individuelles.

Cette hypothèse du « corbeallage collectif » a été avancée par les enquêteurs et magistrats chargés de l’affaire pour expliquer l’ampleur des lettres et appels anonymes ayant ciblé la famille Villemin avant et après le meurtre. Elle repose sur l’idée que plusieurs membres de l’entourage familial auraient participé à cette campagne de menaces et de diffamation, plutôt qu’un seul « corbeau » isolé.

Origine de la thèse

Dès 1981, bien avant la mort de Grégory, les grands-parents paternels, Albert et Monique Villemin, commencent à recevoir des appels et lettres anonymes virulentes. Ces messages, révélant des secrets familiaux et des rivalités internes, laissent penser que leur auteur fait partie du cercle proche ou élargi de la famille. Après le meurtre, un autre courrier anonyme revendique le crime, confirmant la continuité du harcèlement.

Les protagonistes potentiels

Les principaux suspects évoqués par cette thèse proviennent de ce même cercle familial. Agée de 81 ans, « Jacqueline Jacob a été mise, ce 24 octobre, en examen pour association de malfaiteurs », a indiqué Me Stéphane Giuranna, après plus d’une heure et demi d’interrogatoire à la cour d’appel de Dijon. La grand-tante est suspectée d’être l’un des corbeaux — au nombre de cinq selon une expertise — qui ont menacé pendant des années la famille de Grégory Villemin. Les juges enquêteurs la considèrent comme l’auteure de la lettre revendiquant le crime.

Les expertises graphologiques menées dans les années 2000 et en 2017 ont révélé plusieurs écritures distinctes parmi les courriers, soutenant ainsi l’idée d’un groupe de corbeaux au sein de la famille Villemin-Jacob-Laroche. En 2017, Mme Jacob avait déjà été poursuivie pour « enlèvement et séquestration suivie de mort », et emprisonnée durant quatre jours, mais cette mise en examen avait été annulée en mai 2018, pour un vice de forme. D’autres lettres ont également été reliées à des membres comme Monique Villemin, la grand-mère paternelle, et Christine Villemin, la mère de l’enfant, sans preuve concluante ni condamnation.

Infographie de Vosges Matin du 01 janv. 2024, mis à jour le 14 sept. 2024.

Depuis 2009, des traces ADN ont été isolées sur les cordelettes et les lettres anonymes, mais elles n’ont toujours pas permis d’identifier un auteur, leur qualité restant trop dégradée. Cependant, les avancées des techniques de biologie moléculaire offrent aujourd’hui de nouveaux espoirs. Les laboratoires forensiques sont capables de retracer un profil génétique complet à partir d’une quantité infime d’ADN ou de fragments anciens. Ces analyses « ultrasensibles » permettent désormais de reconstituer le patrimoine génétique à partir de micro-traces laissées sur des objets ou des enveloppes.

Au début des années 2000, de grandes entreprises de généalogie génétique apparaissent, telles que MyHeritage, 23andMe et GEDmatch, promettant de permettre à chacun d’explorer son arbre familial et de connaître ses origines ethniques à partir d’un simple échantillon d’ADN. Ces sociétés ont popularisé la pratique auprès du grand public, notamment aux États-Unis.

Ces tests dits « récréatifs » offrent des estimations sur les origines géographiques d’un individu et proposent d’identifier des parents parmi les millions de profils enregistrés. Près de cinquante millions de personnes dans le monde auraient ainsi soumis leur ADN à ces plateformes.

Le généticien Yaniv Erlich, ancien directeur scientifique de MyHeritage, a démontré en 2018 que ces gigantesques bases de données pouvaient théoriquement permettre d’identifier presque toute une population nationale. Selon lui, « il suffit d’avoir les données ADN d’environ 1% d’une population pour retracer les liens de parenté de la quasi-totalité des habitants, tant notre génome partage des fragments communs avec nos cousins éloignés ».

La généalogie génétique bientôt autorisée en France

La généalogie génétique est de plus en plus utilisée par les polices judiciaires à travers le monde pour identifier des suspects à partir de leur ADN. En France, cette technique est en voie de légalisation : un projet de loi doit encadrer son usage dès 2026, sous un contrôle judiciaire strict.

La méthode repose sur la comparaison d’un ADN inconnu, prélevé sur une scène de crime, avec des bases de données génétiques contenant les profils de millions de personnes ayant volontairement fourni leur ADN à des entreprises. Ces bases, majoritairement américaines, permettent d’identifier non pas directement un suspect, mais ses apparentés — cousins, grands-parents, etc. — par recoupement de segments d’ADN.

Les enquêteurs établissent ensuite un arbre généalogique. À partir des correspondances trouvées, ils identifient des ancêtres communs et retracent la descendance jusqu’aux personnes potentiellement en vie. Le suspect est alors ciblé en croisant cette généalogie avec d’autres données comme l’âge, le sexe, la localisation ou les antécédents judiciaires.

En l’état actuel du droit français, les tests ADN récréatifs sont interdits. Le Code civil réserve l’analyse ADN à des finalités médicales ou judiciaires précises, et la réalisation d’un test pour des raisons généalogiques est punie d’une amende allant jusqu’à 3750 euros. Les enquêteurs ne peuvent donc pas accéder aux bases étrangères sans autorisation judiciaire.

Le projet de loi en cours vise à autoriser son usage uniquement pour les crimes les plus graves — meurtres, viols, enlèvements — et toujours sous contrôle judiciaire. La démarche devra rester exceptionnelle, limitée dans le temps et proportionnée à la nature du dossier.

Et en Belgique ?

La Belgique a récemment étendu ses capacités d’enquête grâce à une nouvelle législation autorisant la recherche de parenté éloignée dans le cadre des dossiers de disparitions. Cette réforme permet aux autorités belges de partager et comparer des profils ADN dans les bases internationales d’Interpol, pour identifier des personnes disparues ou des restes humains.

En collaboration avec les Pays-Bas et Interpol, la Belgique a utilisé le programme I-Familia pour résoudre une affaire non résolue depuis 1991 : des restes humains non identifiés ont pu être reliés à une personne disparue grâce à la comparaison ADN entre le profil retrouvé et celui de membres éloignés de sa famille.

I-Familia repose sur la comparaison internationale de profils ADN familiaux. Lorsqu’une correspondance directe est impossible, il établit un lien grâce aux similitudes génétiques entre une personne disparue et ses proches.

L’objectif est humanitaire : identifier des personnes disparues et proposer des réponses aux familles. Les profils transmis par les pays membres sont gérés par Interpol via un réseau sécurisé.

Les données sont conservées sous forme de codes alphanumériques, sans information nominative. L’accès est strictement réservé à des experts et le consentement des familles est obligatoire avant toute inclusion dans la base.

La Belgique figure parmi les pays pionniers dans cette approche, renforçant la coopération policière internationale. Grâce à I-Familia, les services belges bénéficient d’un outil efficace pour recouper des indices génétiques au-delà des frontières et rouvrir des affaires restées sans solution depuis des décennies.

De nouveaux horizons pour les cold cases

Les experts soulignent la complémentarité d’autres sciences forensiques modernes, comme l’analyse isotopique, la morphoanalyse vocale et la spectrométrie. Ces disciplines, combinées à la généalogie génétique, redonnent espoir aux familles confrontées à l’absence de vérité.

Une quête de justice encore ouverte

Pour les parents de Grégory, Jean-Marie et Christine Villemin, cette nouvelle audition et l’évolution des outils scientifiques ravivent l’espoir de répondre à la question restée sans réponse depuis 1984 : qui a tué leur fils ? Alors que la justice explore ces technologies de pointe, l’ombre du « corbeau » plane toujours, symbole d’un traumatisme collectif mais aussi d’une justice déterminée à ne plus laisser vieillir les mystères.

Cependant, ces nouvelles méthodes, comme la généalogie génétique, soulèvent des questions fragiles.

D’abord, sur le plan technique : elle n’identifie qu’un ancêtre commun, ce qui peut générer de nombreux descendants potentiels à examiner.

Ensuite, sur le plan éthique, la CNIL en France alerte sur les risques de violation de la vie privée. En mars, 23andMe a subi une cyberattaque où les informations personnelles de près de 7 millions de clients ont été divulguées. Dans le flou concernant son avenir, 23andMe suscite des craintes quant à l’utilisation de ces données.

Enfin, sur le plan philosophique et juridique : peut-on utiliser les données d’un individu pour incriminer un membre éloigné de sa famille ? En France, le cadre légal tentera d’équilibrer cette innovation avec la protection des libertés individuelles.