À l’école, la « nouvelle » orthographe est désormais obligatoire.
La « nouvelle » orthographe, également appelée orthographe « réformée » ou « rectifiée », ne concerne pas le terme « orthographe » qui garde tous ses h. Depuis 2022, les modifications de 1990 sont censées prévaloir à l’école dans la Fédération Wallonie-Bruxelles.
La « nouvelle » orthographe, également appelée orthographe « réformée » ou « rectifiée », ne concerne pas le terme « orthographe » lui-même, qui conserve tous ses h (pour le moment du moins, nous y reviendrons).
Et vous, où en êtes-vous ? Quand vous évoquez un « espace de terre entouré d’eau de tous côtés » (dixit le Larousse), préférez-vous le nommer « île » ou « ile » ?
Préférez-vous « nénuphar » ou « nénufar »? Écrivez-vous « trois mille cinq cents » ou « trois–mille–cinq–cents », avec des traits d’union partout ? Plus compliqué : pour vous, est-ce « elles se sont laissé embarquer dans cette histoire » ou « elles se sont laissées embarquer dans cette histoire » ?
Si vous êtes enseignant, ces changements vous sont probablement familiers. Ils sont désormais incontournables dans les écoles primaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est ce qui est précisé dans le dernier référentiel de français, version 2022 (lié au nouveau « tronc commun » qui se met en place progressivement et concerne également les élèves de sixième primaire depuis cette rentrée). Ce référentiel est d’autorité dans toutes les écoles francophones, quel que soit le réseau, et constitue le « catalogue » des savoirs et compétences à enseigner obligatoirement.
### Prenez la page 28
La mention est discrète. Il s’agit d’une phrase, à la fin de la page 28 du « Référentiel de français et langues anciennes » :
En matière d’orthographe, c’est l’orthographe rectifiée qui doit être enseignée.
« Doit », pas « peut ».
Jusqu’ici, cela relevait d’une recommandation. Depuis 1998, les deux orthographes étaient acceptées. « Chacun a le droit d’utiliser les différentes graphies. […] En conséquence, lors des contrôles, les deux orthographes seront admises », précisait la ministre Laurette Onkelinx dans une circulaire.
En 2008, une nouvelle circulaire des ministres Laanan et Dupont conseillait de privilégier son enseignement « prioritairement ». Une brochure élaborée par des linguistes, qui précisaient sept règles générales, était jointe pour clarifier les modifications orthographiques.
Cependant, il n’y avait pas d’obligation.
« À l’époque, la ministre de l’enseignement obligatoire avait son propre réseau », rappelle le professeur de linguistique de l’ULB Dan Van Raemdonck. « L’enseignement de la communauté française dépendait de la ministre. Donc, elle pouvait parler à son réseau, mais pas aux autres. »
Ce n’est qu’en 2019 que le réseau « officiel » s’est en quelque sorte émancipé du ministre compétent, avec la création de « Wallonie-Bruxelles Enseignement ». Il est devenu possible, selon le linguiste, d’adopter une mesure valable pour le réseau officiel et le réseau libre. Cela a été mis en œuvre en 2022, sans tambour ni trompette, et sans circulaire non plus d’ailleurs.
« Pour l’école, je crois que c’est un signal plus clair », commente Anne-Catherine Simon, professeure de linguistique à l’UCLouvain et nouvelle présidente du Conseil de la langue française. « Je vois avec les étudiants, puisque je donne un cours de grammaire et orthographe en première année de bachelier, qu’ils n’aiment pas trop quand il y a deux bonnes manières de faire. C’est plus clair quand on sait quelle est l’orthographe à privilégier. »
C’est plus simple d’enseigner une norme qui est claire et stable, quitte à avoir un esprit critique par rapport à cette norme.
### Ognon, mais encore ?
Depuis 2022, ce sont les modifications de 1990 qui doivent prévaloir à l’école (le référentiel). De quoi s’agit-il ? Selon l’orthographe réformée, il faut par exemple écrire « ognon » et non plus « oignon ».
C’est ce que s’efforçait déjà de transmettre cet instituteur dans ce reportage du JT du 5 février 2016 :
On se souvient aussi souvent de « nénufar » au lieu de « nénuphar » (un « f » qui s’explique par l’origine arabo-persane du terme).
Outre l’orthographe de certains mots devenus emblématiques à force d’avoir fait réagir le grand public depuis 35 ans, les changements portent sur une liste limitée de points :
– les traits d’union,
– le pluriel des mots composés,
– l’accent circonflexe,
– l’accord du participe passé des verbes pronominaux,
– « diverses anomalies ».
Ces points ont été examinés par un groupe de travail au sein du Conseil supérieur de la langue française (en France) à la demande du Premier ministre français de l’époque, Michel Rocard.
Il se félicitait des propositions finalement avancées : « Vous avez réussi à mettre au point des solutions simples, modérées et acceptables par tous », proclamait-il ainsi à la réception du rapport.
Il n’est que temps, si nous tenons à la vitalité de notre langue.
Michel Rocard ajoutait : « Les incohérences et les incertitudes que vous proposez de rectifier ne sont pas seulement cause d’innombrables fautes dans l’usage ordinaire de la quasi-totalité des Français ; elles sont aussi à l’origine de divergences portant sur des milliers de mots entre les dictionnaires courants, si bien qu’un enfant pourrait se voir compter une faute pour la simple raison que ses parents ne possèdent pas le même dictionnaire que son instituteur ; et elles posent, enfin, des problèmes jusqu’ici sans solution pour la création des mots nouveaux — et il s’en crée des milliers chaque année dans les sciences et les techniques. »
On note ici l’intention de simplifier et d’harmoniser, mais sans faire la révolution, ce que n’avait pas manqué de souligner prudemment le secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Druon (qui supervisait le groupe de travail).
Comme il le déclarait alors, les modifications ne visaient pas « à un bouleversement de la langue, ce qui serait fâcheux et tout à fait contre-productif ». L’objectif était fondé sur un souci d’utilité, sans prétendre pour autant rendre l’orthographe simple et rationnelle – « d’aucuns s’en affligeront, d’autres s’en réjouiront », notait-il.
Les conclusions remises par le groupe de travail ont été publiées au Journal officiel de la République française le 6 décembre 1990.
### Oui mais non
La France a également prescrit ces règles d’orthographe à l’école, c’était en 2016, et… cela n’a pas plu à l’Académie française qui l’a fait savoir :
L’Académie s’interroge sur les raisons de l’exhumation par le ministère de l’Éducation nationale d’un projet vieux d’un quart de siècle et qui, à quelques exceptions près, n’a pas reçu la sanction de l’usage.
Euh… mais n’était-ce pas l’Académie française qui préconisait ces modifications ? Non, même si c’est bien son secrétaire perpétuel qui présidait le groupe de travail, avec l’assentiment de l’Académie…
« Même si le secrétaire perpétuel, à l’époque, l’avait signé, l’Académie n’en voulait pas », explique Dan Van Raemdonck. « Et d’ailleurs, elle l’a fait avec des pieds de plomb. Elle a toujours dit, on verra bien, on l’acceptera définitivement quand ce sera rentré dans l’usage. Ils ont fait zéro publicité sur les rectifications orthographiques. »
Ce n’est pas entré dans les usages, et pour cause… les usagers sont récalcitrants, visiblement.
### À l’école, mais pas ailleurs
Les usagers, ce sont par exemple les journalistes, et tous ceux qui écrivent des articles, en Belgique comme en France.
Si j’écris « île » dans cet article, le correcteur automatique, que j’active avant de publier pour détecter des coquilles, me laisse faire. C’est pourtant censé être « ile » désormais.
Mais si j’écris « ile », le correcteur me suggère d’ajouter l’accent circonflexe, en précisant :
Vous avez choisi de travailler avec le lexique d’orthographe usuelle. Or, le mot signalé en erreur, « ile« , est une forme correspondant au lexique d’orthographe rectifiée.
Ce correcteur est édité par la société ProLexis. Il est possible de choisir trois modes : orthographe « usuelle », « usuelle féminisée » et « rectifiée ». La RTBF a choisi l’option « usuelle féminisée ». Aucun d’entre nous n’est donc censé utiliser l’orthographe rectifiée – question d’homogénéité.
L’idée est de rester en phase avec les usages de notre public, bien plus habitué à l’orthographe dite traditionnelle. Cette attitude est généralisée dans la presse, même si certaines suggestions ont tout de même fait leur chemin.
Ainsi, des mots tels que « plateforme » (plutôt que plate-forme) ou « évènement » (plutôt qu’événement) ont été adoptés. Cependant, on écrit toujours « trois mille cinq cents », et pas « trois-mille-cinq-cents », parmi de nombreux autres exemples.
C’est ce qui ressortait déjà d’une étude portant sur la Belgique francophone, menée par Anne Dister et Hubert Naets en 2020.
Ces auteurs ont travaillé sur un large corpus : « plus de 9000 dictées et un corpus d’un million de mots, avec des coups de sonde pour vérifier les tendances obtenues dans des données encore plus larges ».
Conclusion : l’orthographe dite traditionnelle est massivement utilisée. « Ainsi, malgré une politique linguistique volontariste et de larges campagnes de sensibilisation, le constat que l’on peut faire des pratiques en Belgique francophone laisse relativement amer », concluent les auteurs, convaincus de l’intérêt de la réforme.
Cette inertie de la presse est pointée par des linguistes comme Anne-Catherine Simon : « C’est vraiment quelque chose qu’on aimerait bien faire, reprendre un peu la sensibilisation, plutôt vers les médias, pour utiliser l’orthographe rectifiée. Pour moi, c’est un chantier vraiment important. »
En attendant, ce qui est observé dans la presse l’est tout autant dans le monde de l’édition. On n’écrit pas différemment dans les livres que dans les journaux.
### « C’est le marché qui décide »
Un constat qui se vérifie notamment par les choix massifs enregistrés par les utilisateurs du logiciel de correction ProLexis. Comme l’observe Wanda Rzewuski, la directrice de Diagonal (la société qui édite ce logiciel très répandu) :
Personne n’utilise l’orthographe rectifiée.
C’est-à-dire que personne – ou presque – ne choisit l’option « rectifiée » du correcteur, ni dans les institutions, ni dans les groupes de presse, ni dans les maisons d’édition, ni même dans les manuels scolaires.
### Une autre réforme, pour aller plus loin ?
Les linguistes continuent à réfléchir au sens de notre orthographe, et à d’autres propositions de changements. L’association Erofa (« Études pour une Rationalisation de l’Orthographe Française d’Aujourd’hui »), qui regroupe linguistes, pédagogues et usagers, plaide pour quatre grandes évolutions structurelles afin que le français écrit soit « vivant, rationnel et accessible à tous », sans remettre en cause « notre héritage », mais en plaidant « pour la reprise des évolutions de l’orthographe qui avaient lieu plusieurs fois par siècle jusqu’à ce que l’orthographe soit figée par l’Etat et l’Éducation nationale au 19e siècle. »
Les propositions reprises dans un ouvrage paru en 2018 sont détaillées sur leur site.
Voici un résumé :
– **Consonnes doubles simplifiées**. Exemple : accord > acord.
– **X muets en fin de mots transformés en s**. Exemple : hiboux > hibous.
– **Groupes de lettres d’origine grecque ou similaire remplacés**. Exemple : hypothèse > ipotèse, orthographe > ortografe.
À cela s’ajoute une simplification de l’accord du participe passé, que l’on ne va pas détailler ici.
À celles et ceux qui souhaitent tester leur texte avec cette « ortografe », rendez-vous sur ce site.
Mais pourquoi ces nouvelles propositions, lorsqu’on observe la résistance aux propositions de simplification antérieures ?
« Quand on propose des rectifications ou des réformes, c’est quand même pour répondre à des secteurs de l’orthographe qui génèrent beaucoup d’erreurs », explique Anne-Catherine Simon, présidente du Conseil de la langue française.
En français, on a environ 35 phonèmes, 35 sons, mais on a 140 manières de les écrire.
« Il y a des graphèmes qui ont une fonction, par exemple, indiquer le pluriel, mais il y en a d’autres qui sont plus des ornements ou bien une survivance d’anciens états de la langue. Donc il y a toute une réflexion, peut-être pas basée sur une demande sociale, mais sur les erreurs orthographiques les plus fréquentes, sur les mots dont l’orthographe est la plus difficile à apprendre, sur les graphies qui sont les moins fonctionnelles. C’est cela qui motive les propositions de réforme ».
Concernant les règles d’accord du participe passé, la convergence entre la logique linguistique et l’usage est plus nette. Il s’agit davantage de s’aligner sur ces usages en évolution, « tant que c’est cohérent ».
Entre normes objectives – d’usage –, normes prescriptives, anciennes, nouvelles, rejetées ou espérées, l’orthographe cache de nombreux débats. Ce qui apparaît clairement, c’est que la Belgique francophone a peu de chances de réellement faire évoluer ces normes à elle seule.
La France demeure le phare de la francophonie, avec un pouvoir symbolique et économique (via ses consommateurs et son marché de l’édition) sur notre langue commune. Sauf à l’école, où une phrase du dernier référentiel a donc fait basculer (en partie) les normes, sans évacuer toutes les questions que cela soulève. « De toute façon, il n’y a pas non plus une police de la langue », conclut Anne-Catherine Simon.
Et vous, êtes-vous tentés par l’une ou l’autre de ces réformes ou restez-vous attachés à l’orthographe telle qu’on vous l’a enseignée ?
[Edit : une correction a été apportée dans la foulée de la publication de l’article pour distinguer l’Académie française du groupe de travail présidé par le secrétaire perpétuel de cette dernière, au sein du Conseil supérieur de la langue française]

