Maroc

Public majoritaire et privé sélectif : contradictions de l’éducation au Maroc

Au titre de l’année scolaire 2025/2026, le nombre total d’élèves inscrits au Maroc s’élève à 8.271.256, dont 7.004.533 sont scolarisés dans le secteur public et 1.266.723 dans le secteur privé. Selon Mohamed Chaoui, « l’école publique reste gratuite, alors que l’école privée est souvent coûteuse, inaccessible pour une grande partie de la population (surtout rurale) ».


Au cours de l’année scolaire 2025/2026, le nombre total d’élèves inscrits au Maroc est de 8.271.256. Parmi eux, 7.004.533 sont dans le secteur public et 1.266.723 dans le secteur privé, ce qui signifie que l’enseignement public regroupe environ 84,7 % des élèves, tandis que le privé n’en compte que 15,3 %. Ces données, présentées par le ministre de l’Éducation nationale lors de son intervention à la Chambre des représentants mardi dernier, soulèvent une question cruciale : pourquoi le secteur public demeure-t-il largement prédominant dans le paysage éducatif marocain ?

**Héritage historique**

Pour Mohamed Chaoui, chercheur en politiques publiques, « la dominance du secteur public avec environ 85 % des élèves confirme que l’enseignement public reste majoritaire et constitue le principal vecteur d’éducation pour la grande majorité des enfants. Cela souligne le rôle fondamental de l’État dans la prise en charge de l’éducation ». Il précise que « les 1,27 million d’élèves dans le privé représentent une part non négligeable qui tend à croître ». Cette évolution se justifie souvent par des insuffisances perçues dans le secteur public, telles que la saturation, la qualité variable ou des attentes spécifiques des familles (langues d’enseignement, pédagogies). Néanmoins, il est essentiel d’examiner la répartition des élèves selon les régions, le genre, le niveau scolaire et les milieux socio-économiques pour cibler efficacement les interventions.

À propos de la domination du secteur public, notre interlocuteur rappelle que, « depuis l’indépendance (1956), l’État marocain a fait de l’éducation un pilier de la construction nationale ». Il souligne que « l’école publique a été conçue comme un levier de formation des cadres de l’administration et une garante de l’unité nationale, après la période coloniale marquée par de fortes inégalités dans l’accès à l’éducation ». Cette orientation a conduit à une forte centralisation du système éducatif, où le ministère de l’Éducation nationale conserve le contrôle sur la planification, les programmes, le recrutement et la gestion.

**Poids économique et accessibilité sociale**

Au-delà de ce facteur historique, la domination du public découle également du poids économique du secteur et de son accessibilité sociale. Selon notre interlocuteur, « l’école publique reste gratuite, tandis que l’école privée est souvent coûteuse, rendant l’accès difficile pour une grande partie de la population, surtout rurale. D’autant plus que le privé est concentré dans les zones urbaines, alors que le public couvre tout le territoire, y compris les zones rurales ».

**Perceptions sociales et symboliques**

Les perceptions sociales et symboliques jouent également un rôle. « Pendant longtemps, l’école publique a été perçue comme le principal ascenseur social, notamment pour les classes populaires et moyennes. Les élites politiques et administratives issus du public ont renforcé cette légitimité », constate-t-il. Dans les années 1980-1990, le secteur privé était souvent perçu comme une éducation de valeur inférieure, réservée à ceux qui échouaient dans le public.

« Ce n’est que récemment que certaines écoles privées ont gagné en prestige, surtout dans les grandes villes. Cependant, beaucoup de familles continuent de faire confiance à l’école publique pour les examens nationaux et les filières sélectives, tout en considérant le privé comme hétérogène : certaines écoles offrent un bon niveau, alors que d’autres souffrent de faibles standards pédagogiques, d’un turnover élevé d’enseignants et d’un contrôle pédagogique limité », remarque-t-il.

**Manque de cadre réglementaire clair**

Mohamed Chaoui soutient également que le secteur privé a longtemps souffert de l’absence d’un cadre réglementaire clair. « Avant les réformes récentes, l’ouverture d’écoles privées était peu encadrée, ce qui a entraîné des disparités de qualité et un manque de confiance. L’État, soucieux de garantir une éducation nationale uniforme, a donc maintenu un contrôle fort, freinant indirectement la croissance du privé ». Il précise que les grandes réformes, comme la Charte nationale de l’éducation de 1999 et la Vision stratégique 2015-2030, ont priorisé la refonte du système public plutôt que le développement du privé. L’État considère encore l’éducation comme un service public fondamental, relevant de sa responsabilité directe, en raison d’enjeux d’équité territoriale et sociale.

**Entre cherté du privé et crise de qualité du public**

Le constat de la domination du secteur public dans l’éducation ne peut être compris sans faire le lien avec un débat croissant dans la société : celui de la cherté de l’enseignement privé d’une part, et du manque de qualité de l’enseignement public d’autre part. « Ce débat structure aujourd’hui les représentations sociales, les choix familiaux, et même les orientations politiques en matière d’éducation », observe-t-il.

Il rappelle que depuis les années 90, l’école publique vit une crise profonde de qualité et de confiance. Les problèmes récurrents, tels que la surcharge des classes, la pénurie d’enseignants qualifiés, et les faibles moyens logistiques et pédagogiques, ont dégradé l’image du public. « Pourtant, cette école reste le seul refuge pour la majorité des familles marocaines, en raison de sa gratuité et de sa couverture territoriale étendue. Elle continue d’incarner un modèle d’égalité d’accès, même si la qualité de cet accès est inégale selon les régions ». L’État se trouve ainsi confronté à un paradoxe : il garantit la massification de l’enseignement tout en peinant à en assurer la qualité.

Face à la crise du secteur public, le privé s’est progressivement positionné comme une alternative de « qualité », surtout dans les grandes villes. Cependant, cette qualité a un coût élevé, parfois disproportionné par rapport aux revenus des ménages. Les frais de scolarité dans certaines écoles privées peuvent atteindre plusieurs milliers de dirhams par mois, sans garantir des performances pédagogiques réelles. « Cette cherté du privé a créé une fracture éducative entre ceux qui peuvent “acheter” une éducation de qualité et ceux qui restent confinés dans le public. On assiste ainsi à une reproduction sociale des inégalités où l’école, supposée corriger les injustices, devient un facteur de distinction de classe », souligne-t-il.

**Système éducatif à deux vitesses**

En conclusion, Mohamed Chaoui note que le Maroc fait face à une situation de dualisme éducatif : un secteur public dominant en effectifs mais affaibli dans sa qualité, et un secteur privé minoritaire mais valorisé socialement, souvent perçu comme garant d’un meilleur avenir. « Ce dualisme alimente un sentiment d’injustice éducative et pose la question de la mission de l’État : doit-il continuer à assumer la quasi-totalité du fardeau éducatif, ou encourager un partenariat public-privé équilibré et équitable ? » D’autant que les réformes récentes (Vision stratégique 2015-2030, loi-cadre 51.17) insistent sur la « diversification de l’offre éducative », sans résoudre le dilemme fondamental : Comment rendre le public compétitif en qualité ? Et comment rendre le privé accessible sans aggraver les inégalités ? En d’autres termes, la domination du public est désormais une question de justice sociale et de politique éducative.

Tant que le privé restera financièrement inaccessible pour la majorité et que le public n’arrivera pas à répondre aux exigences de qualité, le système éducatif marocain restera inégalitaire et inefficace. « Il y a un besoin urgent d’adaptation de la politique publique pour assurer un accès universel, une qualité homogène de l’enseignement, et une bonne régulation entre public et privé. Cela inclut la gestion des infrastructures, la formation des enseignants et la lutte contre la ségrégation sociale », conclut Mohamed Chaoui.

**Hassan Bentaleb**