Chroniques de la Byrsa – Gabès : ce que je sais du paradis perdu
La ville de Gabès a récemment été mise en lumière en raison d’une série d’accidents liés aux émanations de gaz toxiques qui ont entraîné des difficultés respiratoires chez de nombreuses personnes, en particulier des élèves. Gabès a été l’un des premiers pôles touristiques de Tunisie, promue sur le marché européen au début du XXe siècle comme une destination idéale pour «hivernage».
La Presse — Récemment, Gabès a été au centre de l’actualité en raison d’une série d’accidents tragiques causés par des émissions de gaz toxiques, entraînant des difficultés respiratoires pour de nombreuses personnes, particulièrement des élèves des établissements scolaires situés à proximité des usines chimiques de la région.
Parmi les réactions des citoyens, un témoignage a particulièrement retenu mon attention. Celui d’Ali B. Khémaïs B. Kilani B. Cheikh Boubaker, rapporté apparemment par une radio locale et partagé sur les réseaux sociaux sous forme de vidéo. Cet homme a exercé en tant que «technicien» au début des années 1970 sur le chantier de l’unité de production d’acide phosphorique et d’engrais à partir du phosphate provenant de la région de Gafsa.
Destination promue sur le marché européen dès le début du XX° siècle en tant que produit idéal pour «hivernage»
Dans un français impeccable, il raconte qu’après l’achèvement des travaux, un certain «Monsieur Brunnel», responsable du chantier, lui a demandé d’installer deux échelles en aluminium pour accéder à la terrasse du bâtiment administratif. Une fois en haut, il a contemplé le panorama exceptionnel qui s’offrait à eux, englobant l’oasis foisonnante et la mer, et a exprimé son incredulité : «Je ne comprends pas qu’on ait choisi un tel lieu pour implanter une unité pareille.
La beauté de cet endroit disparaitra une fois l’usine en production. Il n’y aura plus que désolation, destructions, mauvaises odeurs et maladies.» Le Tunisien, assez fier de cette réalisation, lui a alors suggéré : «N’exagérez-vous pas ?». Son supérieur a répliqué : «Ce n’est pas la première unité de ce genre que je construis. Et je sais ce qu’il en est par la suite».
Ce témoignage m’a immédiatement rappelé ma première visite à Gabès et sa région, autour de 1967. Je me souviens d’une paisible grande bourgade entourée par son oasis, bercée par les vagues douces de son golfe. Elle tirait sa subsistance de produits variés et de qualité issus de l’oasis, tout au long de l’année.
Les produits de la mer, d’un goût inégalé, étaient également abondants. N’était-ce pas à l’époque que le Golfe de Gabès était surnommé la «pouponnière de la Méditerranée», car toutes les espèces marines, notamment les crevettes les plus prisées, venaient y frayer pendant la saison de reproduction ?
«M. Muller», un vétérinaire allemand installé en Tunisie et fondateur du parc zoologique du Belvédère à Tunis, avait même tenté d’initier un élevage de crocodiles à Gabès, mais l’establishment local avait manigancé pour faire échouer ce projet. Je garde également en mémoire l’arrière-pays, avec Chénini de Gabès, unique oasis maritime au monde, les sources thermales (el-Hamma), l’artisanat du mergoum à Oudref, et les villages berbères (troglodytes et ksours) cachés dans les replis du Dhahar.
Une telle richesse naturelle et culturelle justifie que Gabès ait été l’un des premiers centres touristiques de notre pays (aux côtés de Tozeur). Cette destination était mise en avant sur le marché européen au début du XX° siècle comme le produit idéal pour «hivernage», parfait pour les séjours prolongés durant les grands froids européens.
C’est ce type de destination que nous avons connu jusqu’à l’année fatidique de 1972.
(À suivre)

